Shanghai, d’aéroport à aéroport

L’empereur Yu (禹) imaginé par le peintre Ma Lin (馬麟) de la Dynastie Song. Rouleau à suspendre, couleur sur soie. Dimensions 249 x 111.3 cm (hauteur x largeur). L’œuvre est hébergée au National Palace Museum, Taipei.

Que d’eau, que d’eau et quelle chaleur humide. Dans le taxi qui me mène d’un aéroport à un autre, je traverse Shanghai sous un dôme opaque et gris. Je songe au déluge qui a noyé cette vallée pendant la dynastie Xia. En réponse à quoi l’empereur Yu a fait construire un système de canaux pour dompter le Fleuve Jaune. Nous étions vers -1900.

Aujourd’hui, 2024, nous écrivons une demande de financement pour construire moins de mille antennes sur le flan de montagnes argentines. Et les 36 premières antennes de la phase suivante du prototype dans le Gobi prennent des données, déjà rapatriées à Lyon. Beau succès en soi – pour une installation démarrée il y a une semaine –, mais quand on n’est pas empereur, on manque sérieusement d’envergure.

En attendant l’envergure et le vol suivant, je m’installe chez Din Tai Fung pour manger les meilleurs xiaolongbao du monde, comme au temps de Caltech.

Et la pluie n’en finit pas de griser et laquer le sol, dégouline le long des fuseaux et fuselages, les pistes, le ciel ; encore une heure – je m’éteins, me laisse vider par le sommeil.

À l’aéroport de Honqiao, Shanghai, octobre 2024

O-deux

Dans la furie cosmique –
mes yeux disent stop, et ma cornée rayée
fait pleurer de jaune fluo ma façade droite

Dans la furie cosmique –
heureusement
il reste toujours un ourlet de pantalon à coudre
l’aiguille pique et coulisse
la ligne noire du fil
son frottement effleuré au passage qui tire

Dans la furie cosmique –
les petites mains chaudes
ravies de battre le mascarpone avec le marronsuis’
quand j’annonce :
« On va faire un pavlova aux figues »

Mitchell Zeer, Iris Photo

Pensieve

En flux ultra-tendu, comme on dit, et j’ai semble-t-il fermé tous les interstices pour éviter de me perdre dans des émotions – je n’ai pas cette marge de manœuvre, j’avance et j’abats solidement ce qui doit l’être, je ne m’arrête pas, je ne contemple pas, je ne me pose pas de questions, je ne me plains pas, je fais.

Mais se bousculent dans une zone à laquelle je n’accède pas, les sujets de billets, les esquisses et les personnages, les bribes de conversations, les souvenirs.

Il faut les sortir un par un de la tête. J’avais déjà évoqué dans ces pages cette image de pensieve, elle est très juste : les filaments de pensée, comme des grandes structure d’Univers ou des plasmas dans des restes de supernovae. À extraire, à sublimer – pour exister ?

[Certains billets seront donc postés avant celui-ci, pour suivre l’ordre chronologique des événements et des pensées.]

I sometimes find, and I am sure you know the feeling, that I simply have too many thoughts and memories crammed into my mind. […] At these times, […] I use the Pensieve. One simply siphons the excess thoughts from one’s mind, pours them into the basin, and examines them at one’s leisure. It becomes easier to spot patterns and links, you understand, when they are in this form.

— Albus Dumbledore, in J. K. Rowling, Harry Potter and the Goblet of Fire, 2000

Albus Dumbledore s’extrayant une pensée pour la déposer dans le Pensieve, Harry Potter and the Half-Blood Prince, dir. David Yate, basé sur le roman de J. K. Rowling 2005.

L’aventure éditoriale [suite]

Dernière relecture des épreuves ; je me balade avec mon énorme liasse de feuillets et un stylo vert Pilot à friction. Le manuscrit est plus épais que ma thèse, plus épais que tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Je le pose sur mon bureau, mon lit, mon salon, sur les tables en bois au vernis satiné de mon café hipster, je l’annote avec les signes de correction que mon éditeur m’a enseigné.

Je ne cherche pas la perfection – mon TDAH s’accommode très bien d’un 95%. Je scrute les dégoulinades et les tournures que je pourrais regretter, les impressions que je véhicule qui sont déjà obsolètes par rapport au moment où je les ai écrites.

Je fais ça comme une tâche à accomplir, comme le document de l’appel à projet européen que je rédige, comme les minutes des meetings que je ponds dans la foulée, comme les simulations que je fais tourner et les courbes que je trace, les slides que je prépare.

Pourquoi ? Pourquoi ça ne scintille pas, pourquoi ça ne m’exalte pas ? Parce que je suis seule avec cette aventure éditoriale dans ma tête ? Parce que je n’ai pas le temps de l’écrire ? Parce que je ne prends pas le temps de l’écrire ?

Demain, mon éditeur enverra un coursier pour récupérer le bébé annoté, m’écrit-il.

Son : Lou Reed, Perfect Day, in Transformer, 1972

L’aventure éditoriale, octobre 2024

Kurt Gödel* est mon ami

Les journées sont stressantes.

Welcome back to Paris, probablement.
Ou bien : Welcome back to real life?

Tout me bouffe. Je me laisse bouffer par tout.
Il y a trop d’interactions, le social m’épuise.
Je tiens les clés de trop de choses, des résultats scientifiques pour lesquels il faut se battre, toujours les montagnes russes de la collaboration G., comme une marmite qui bout et qui déborde autour d’individus.

Je suis incomplète : en partant dans les bois, j’avais mis du temps à translater l’entièreté de moi-même ; ici, c’est pareil, j’ai laissé une partie de mon cerveau en Pennsylvanie. Je me sens limitée cérébralement – je crois que P. est dans le même état. Nous sommes un couple de zombies qui nous sommes coulés dans une vie obsolète, alors que tout en nous est modifié. Nous n’avons pas encore trouvé comment vivre ici.

*Kurt Gödel : logicien, mathématicien et philosophe autrichien, dont le résultat le plus connu est le théorème d’incomplétude de Gödel. Wikipédia [ne me demandez pas d’expliquer] : « Le théorème d’incomplétude de Gödel affirme que n’importe quel système logique suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique des entiers admet des propositions sur les nombres entiers ne pouvant être ni infirmées ni confirmées à partir des axiomes de la théorie. Ces propositions sont qualifiées d’indécidables. »

Son : Massive Attack, Teardrop, in Mezzanine, 1998

Le sourire de la lune, suspendue sous l’aile de l’avion Air France Chicago-Paris, juillet 2024

La lanterne

La veille du départ, je relisais des pages sur la bipolarité. Intéressant, toujours de me rappeler mon portrait clinique et ce que sous-tend mon état. Je repensais à ce que me disait X. sur les cycles de son ex-femme, un descriptif très juste des manies, des dépressions et des risques. C’est quasiment le premier facteur de suicide dans le monde, me faisait-il remarquer.

Dans ces zones sombres jouxtant l’angoisse, je sais pertinemment la présence de cette option : le suicide. C’est hautement dérangeant, terrifiant et d’une douleur insupportable, cet endroit mental où le contrôle m’échappe, où je suis gouvernée et ballottée dans d’autres logiques que les miennes. Et c’est cela qui est effrayant : à ces moments-là, ce n’est pas que je contemple le suicide de façon dramatique, raisonnée, romancée, ou même comme une fin possible. Ce n’est pas que j’y songe. C’est que l’idée est quelque part, comme une lanterne qui s’est allumée, et si elle venait à entrer en contact, je ne sais simplement pas ce qui se passerait.

Vincent van Gogh, Nuit étoilée, 1889

Crash !

Avec moins de quatre heure de sommeil toute la semaine, je ponds malgré tout pendant mon vol Chicago-Pennsylvanie la demande de financement à rendre dans la nuit – une prouesse. Je m’effondre à la maison, et je sens venir une sorte de vide… qui a tout envahi au réveil. Usée – et avalée par une solitude intense. Je ne reconnais plus rien, ma vie, mes objectifs, je suis si épuisée que je dors mais ne sais plus si je dors. Je n’ai plus envie ni la force de continuer à sabrer les choses qui me sollicitent. Heureusement, O. a pris le relai dans un vase communicant muet, sans que je n’aie rien eu à prononcer.

Nit-a-Nee* Spirit

C’est très bizarre cet assèchement de mots soudain. Cette inutilité que je ressens à m’exprimer ici. Ma non envie absolue d’effleurer le texte de mon livre. La Pennsylvanie est chaude et humide, mais la forêt n’a pas le même parfum que celui des montagnes de Nanjing. Tout me semble obsolète : les musiques d’il y a quelques semaines, celles d’il y a un an. J’arpente les collines de la ville, de café en bureau, d’école à notre maison américaine, parfois je suis heurtée par une odeur, une couleur à l’ombre des feuillages, quelque chose qui me rappelle mon arrivée l’été dernier. Quelle étrange année ça aura été. Ces deux derniers mois, c’était un véritable « sabbatique académique », éloignée des tracas administratifs, les mails et les fils de discussions s’éteignant vers midi, mes longues plages d’après-midi et mes nuits à lire encore et encore, des papiers, des bouquins de physique, des pages Wikipédia, à triturer des données, à enfin comprendre des notions de science et aussi de son Histoire, à écrire bien sûr, tous ces chapitres, à délirer dans des mondes parallèles. La science est restée, l’écriture s’est évaporée. Que suis-je devenue cette année ? Je crois que la Pennsylvanie et son décalage horaire m’a sauvé d’un burn-out, m’a reconstituée à moi-même, j’ai tout arrêté : les contraintes sociales, les enfants, les ennuis, la perfection… Il faudrait, en retournant à Paris, réussir à conserver cette porte fermée. Ne pas m’engager dans cette frénésie et la surenchère d’activités, cette optimisation insupportable du temps. Il faudrait arriver régulièrement à couper tout réseau et ne plus être disponible qu’à moi-même. Au fond, étrangement, j’ai confiance que les choses se mettent en place de façon différente, que l’équilibre se pose dans notre vie, car la quarantaine nous a fondamentalement changés dans notre état d’esprit. Ou alors c’est la Pennsylvanie.

Son : Judy Kuhn, Just Around the Riverbend, in Pocahontas, The Walt Disney Company, 1994.

*Il se conte dans ces vallées boisées des histoires sous multiples variantes d’une princesse Indienne prénommée Nit-a-Nee, toujours des histoires d’amour tragiques, de clans et de luttes contre les éléments, le chuchotis du vent, des montagnes, et un lion.

Les dream-catchers de Carolina Caycedo: Spiral for Shared Dreams au MoMA, NYC

C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants [3]

« En somme, tu te fais chier, » conclut ma sœur, que j’appelle au milieu de sa nuit, les mains dans la vaisselle. Elle n’a probablement pas tort, ces derniers temps, à part ce chapitre qui luit comme une galaxie naine dans un vide cosmique, je n’ai rien à me mettre sous la dent, c’est la grande disette vibratoire. Pire : toutes mes interactions professionnelles sont de l’ordre de la crispation ou du naufrage, les problèmes pleuvent les uns après les autres, et j’ai absolument zéro aura, rien ne fonctionne, au mieux je ne sers à rien, au pire je rajoute de la friction.

P. est parti se requinquer à Paris, manger du saucisson et du fromage, installer l’arrosage automatique dans notre jardin – et travailler avec son doctorant.

C’est heureux : je peux pleinement utiliser mes garçons pour faire semblant de vivre un roman. Dans la journée, ils sont pleins de bonne volonté, et suivent les trames du quotidien que je leur ai tracés, pour ne pas me laisser déborder. Le soir, nous nous installons sur le lit de A. et c’est l’heure des partages.

Hier, c’était un chapitre de Surely You’re Joking Mr Feynman! en anglais dans le texte. Aujourd’hui, c’était des bouts du Rivage des Syrtes, des paragraphes à la volée pour camper le paysage, les lagunes, la froide amirauté de pierres dans la brume, la guerre figée avec le Farghestan, la rencontre avec Vanessa. Demain, ce sera Kean. Leur curiosité est piquée, ils ne veulent pas que je m’arrête. K. (six ans) affirme qu’il va lire tout seul la suite des mémoires de Feynman. A. veut savoir si la guerre va se remettre en branle dans la mer des Syrtes, et je me dis que s’il était meilleur lecteur (dans deux-trois ans ?), je lui fourrais Gracq entre les mains, et lui conseillerais de sauter toutes les descriptions pour aller se rendre compte lui-même*.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt enneigée, et pour cheminer avec eux à travers tous ces mondes, et retrouver de quoi m’abreuver, me nourrir.]

*J’ai bien conscience du sacrilège. Les descriptions dans le Rivage : évidemment l’essence onirique de ce texte, sans lesquelles il serait littérairement plat comme un pavé de Tolkien. Mais si mon fils s’intéresse à Gracq, je suis prête à accepter qu’il n’en lise qu’une page sur cinquante.

Madison, Wisconsin

Pourquoi suis-je venue à Madison, déjà ? Pour passer une journée dans le bâtiment de physique à parler à quelques collègues sans résonance particulière ? Pour me réveiller à 5h du matin et manquer de vomir en lisant un mail de trois pages ? Pour passer l’aube dans des calls à m’enfoncer dans d’autres problèmes, sous la lampe Tiffany de ma chambre d’hôtel ? Pour marcher dans la tempête de neige, les doigts gelés sur mon cappuccino avec l’envie de pleurer ? Pour perdre un samedi en transit à l’aéroport de Chicago, et passer des appels pro urgents dans le brouhaha ambiant des annonces de portes d’embarquement ? Nous échangeons factuellement rapidement avec O., mais je me tais sur mes états d’âme – il a bien d’autres choses à gérer, et c’est ainsi que notre relation fonctionne de façon si saine.

J’imagine que je suis venue à Madison pour découvrir, entre deux rendez-vous, les jolis chiffres d’un vote lointain, à Paris, qui tracent des rails sur mon avenir pour les cinq prochaines années.

Des messages aimables pleuvent dans ma boîte et tout cela me touche. Mais c’est étrange, le décalage temporel et spatial dans lequel je me trouve. Rien n’a de corps et j’échange à peine avec mes collègues, dans des fils ténus et virtuels. Parfois je me demande si j’existe vraiment, si cela est une fable, un conte que j’ai inventé dans ma tête, comme ce chapitre dans lequel je me suis réfugiée. Et probablement, c’est bien aussi, de temps en temps, de perdre corps, pied, tête, de ne plus vraiment exister.

La tempête de neige commence tout juste, à Madison, Wisconsin, mars 2024