Choses incongrues et jolies 5

Lire des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall
dans une version reliée dénîchée cet après-midi
parmi les dédales du Pattee and Patterno Library
sous une rangée de lampes Tiffany
dans un bar au fin fond de la Pennsylvanie
à minuit
accompagnée d’un local whisky.
Être entourée de quatre écrans
passant le replay d’un match de football américain.

Electre nécessaire

Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de terminer la lecture d’Electre avec les enfants. Qu’en comprennent-ils ? Lorsque le mendiant raconte la fin d’Agamemnon puis celle de Clytemnestre et d’Egisthe, je suis sur scène à la Comédie, et je dis le texte dans l’ombre d’une salle suspendue. Mais comme je ne suis pas actrice, ma voix se brise au moment où Egisthe crie : « Electre ! »

Quelques secondes pour me ressaisir avant de lire la scène finale.

Jamais je n’avais pleuré en lisant Electre. C’est chose faite ; et je ne pleure pas seule. [C’est donc pour cela que j’ai eu des enfants – pour être en résonance au moment où je pleure pour la première fois en lisant Electre.]

Pourquoi pleurent-ils ? A. est dans la catharsis. Moi je pleure pour Egisthe. Egisthe qui est toute la mesure et la raison magnifiques, et qui se fait tuer pour la nécessité d’absolu, de beauté, de toutes ces choses qui font que l’Humanité souffre, crée, sublime. Toutes ces années j’étais persuadée qu’il n’y avait plus de petite Electre. Je pleure de réaliser qu’Electre est nécessaire.

Cobscook Bay

La langue d’eau rose qui tire entre les terres, au moment de planter notre tente. Le silence et l’étrangeté en mon sein. J’attends qu’un élan vienne boire son eau, c’est un vol de canards sauvages en V qui passe. J’ai mis un certain temps à capturer la différence de ce paysage avec les lacs européens. Ici les arbres sont au ras de l’eau et leur reflet croise la verticalité aux lignes horizontales des incursions de la mer. 

« On joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas. »

Pages édifiantes (parmi tant d’autres) de Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre. Anna et son formidable : « Tout ce que je veux, je l’obtiens. » et la nécessité de jouer par Kean : « On joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas. » puis : « Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? »

[Remplacer jouer par écrire – et le problème de l’esthétisation à outrance qui empêche de vivre ou bien sublime le moment. Le problème de l’outil d’expression (jouer, écrire…), c’est quand il colle au cerveau comme une partie inamovible et qu’on ne peut plus faire sans.]

Amusant : dans la page suivante, quand Kean joue à être bon, il reprend le texte original de Dumas.

Dramma musicale

Au crépuscule, le campus estival est vide et doucement éclairé de vieilles pierres. Je cherche une bibliothèque où travailler, et j’entre au hasard dans des bâtiments aux noms illustres, sertis de colonnes massives et plantés d’hortensias paniculata. Les classrooms sont ornées sur 360 degrés de tableaux noirs du siècle passé, encadrés de bois vernis, l’horloge du Old Main s’allume comme le ciel s’obscurcit, les écureuils et les lapins passent dans le champ de vision comme une version vivante de Bambi.

Je n’arrive plus à écouter les musiques qui me transportaient avant cette translation. Elles me semblent périmées, comme cette autre moi-même que j’ai laissée sur le vieux continent. C’est un comble de ne pas réussir à écouter Barber sur le sol américain – encore plus un comble que le Concerto pour violon me projette au Japon en avril dernier, dans le cahot des trains tokyoïtes que je prenais des heures durant, de séminaire en séminaire, dans une joie et assurance absolue, avançant mon livre et glanant des collaborateurs… Une autre époque et un état d’esprit qui me manquent cruellement.

Heureusement, il me reste encore Meyer et son concerto pour violon, qu’apparemment je n’ai pas complètement usé à Paris. Je crois même que je le re-découvre en étant ici. C’est tellement américain, cette dramaturgie, et les petits moments appalachiens qui dansent dans l’oreille. [Mais je ne peux m’empêcher derrière de revenir à Ravel, Saint Saëns : le déracinement, propice à la redécouverte desdites racines – et de relire Kean.]

Ce sera sans aucun doute une année très musicale, je l’ai lu dans les très beaux yeux de la pianiste new-yorkaise qui a accepté de prendre A. et K. sous son aile. A. jubilait devant les deux Steinway dans son salon : un demi-queue et un Grand. Elle parlait d’une voix assurée et douce, les jambes croisées, coude appuyé sur le genou, menton sur le poing, de ses propres petits garçons, de l’Espagne où elle a des attaches, de son Studio de piano à New York, et quand elle écoute A. jouer, elle marque un temps puis annonce : « You do really like music, don’t you? » A. dès cet instant est devenu trilingue ; moi je crois que j’étais amoureuse.

Bande originale : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn (obviously), Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

D’Edmund Kean à Tony Stark

Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre : cette association fortuite (?) de mes deux grands chéris si différents d’apparence, m’a toujours étonnée. Un peu comme si la littérature me faisait un clin d’œil. Dumas le romantique par nature, romanesque, fougueux et feuilletoneux, qui « viole l’Histoire pour lui faire de beaux enfants » (sic). Sartre, avec ses héros alpha-male torturés, en crises existentielles, qui parlent mal aux femmes mais les respectent dans le fond ; avec ses héroïnes fortes et absolues, qui savent exactement ce qu’elles veulent, et qui tiennent l’homme à bout de bras, à bras le corps dans son errance. Sartre et son écriture dure, brute, fougueuse aussi, si moderne, sans ride. Dumas et sa belle plume charnue, forte et gracieuse dans laquelle depuis toujours j’ai aimé me lover. Le fait de les trouver ainsi réunis, cela signifie peut-être que la différence n’est pas fondamentale, qu’il y a une continuité, une nécessité entre Dumas et Sartre. Mes connaissances littéraires et philosophiques sont nulles et je ne saurais broder sur l’impact dumasien, l’existentialisme à la Sartre, son courant, ses amours avec Simone. Mais ce n’est peut-être pas par hasard que ce sont ces auteurs qui m’ont accompagnée depuis l’adolescence, toujours ces bras dans lesquels me jeter lorsque le monde perdait sa couleur, la puissance par delà les siècles, l’éblouissement des analyses et mises en abîmes sur le pouvoir de l’écriture, du personnage joué/écrit/vécu, de l’être sous le filtre de l’art.

Je crois surtout que je suis pitoyablement sensible au personnage du héros sombre, tourmenté, au destin ambigu, amoureux mais qui ne s’accorde pas le droit de l’être (et qui souvent perd tragiquement celle qu’il aime : d’Artagnan, Arsène Lupin, Nestor Burma, …). Marvel n’a rien inventé, et c’est très bien ! parce que c’est terriblement sexy de voir Robert Downey Jr. se malmener soi-même en étant collatéralement odieux avec les uns et les autres, Daredevil ou Jessica Jones dans le dilemme du sacrifice personnel pour la morale (on notera que je cite aussi une femme dans ce tas). La fragilité et la solitude de ces êtres me fascinent et me touchent.

Chez Sartre, il y a souvent cette femme du même standing qui complète le héros. C’est d’ailleurs le cas avec de nombreuses œuvres de cette époque, à commencer par Giraudoux, qui donnait la part belle à la « femme à histoires » qui impulse et donne sa vérité à l’Histoire. C’est une nette différence avec Dumas ou d’autres, chez qui le personnage féminin reste accessoire, objet de l’amour – celle qui meurt. (Dans les Trois mousquetaires, Milady, la puissante et intéressante, est celle à abattre.)

Tout cela – y compris Dumas qui fait son bon mot en parlant de viol – n’est pas très #metoo, et on m’accusera probablement de trahir mes causes ou bien d’être incohérente dans mes lectures (Plath et Sartre, really?). Mais en vérité, il faut arrêter les purifications, le noir/blanc, les « S’ils sont innocents, ils renaîtront. » (Electre, Giraudoux). Le pays où je passe l’année en tient une bonne couche là-dessus. On remarquera surtout que je continue dans ces pages à enfoncer des portes ouvertes comme à un dîner mondain, et à faire de la pseudo-analyse littéraire de comptoir, quand il faudrait, pour l’édification de toutes et tous, que je retourne au couvent de la Science.

Images : (haut) George Clint, Edmund Kean, 1820. Victoria & Albert Museum.
(bas) Robert Downey Jr. as Tony Stark in Iron Man 3, 2013.

Pas tout à fait Hawkins

Ce qui me plaît ici : l’équilibre entre isolement géographique et nourriture académique.

Ici, c’est comme ces villes hantées de séries Netflix d’où l’on ne sort plus. Les miles de champs de maïs et de forêts géologiques nous séparent du Monde. Hier, ravitaillement en whisky dans une usine d’allumettes reconvertie en distillerie ; les enfants remontaient les rails d’un village arrêté au début du siècle passé.

Et pourtant. En début d’après-midi,  je descends, pas complètement rassurée, les marches obscures qui mènent à une librairie d’occasion souterraine, entre le King Cobra Tatoo Shop et le Men Only Hair Salon. J’y trouve des cartons de livres débordants, des piles de vinyls et de meubles tachés sur lesquels on sert des oat-milk-cappuccinos fleuris. Surtout j’y déniche : Kean dans sa version nrf* – et pas entièrement coupé ! –, Le rivage des Syrtes, édition Corti (what else?) et d’autres amours. Je m’empresse d’acheter ces deux-là, que je n’avais pas pu emporter – il ne s’agit que de mon troisième exemplaire de Kean et le deuxième du Rivage, mais il faut savoir s’entourer de ceux qu’on aime, où qu’on soit.

Avec A., on se faufile en douce dans le sous-sol du département de musique de l’université, et avisant l’une des « Practice Rooms » non fermée à clé, je le laisse dérouler son Andantino de Khatchaturian, à moitié debout sur son siège pour atteindre la pédale.

L’orage n’est jamais loin ici : me promener sous les gouttes avec des bottes de pluie anglaises bleu-marine-à-pois-blancs et un hoodie rose pale très doux, enfilé par dessus ma robe d’été. Faire semblant un moment d’être américaine, française etc. (en fait surtout française etc.), écouter Paul Éluard dire Liberté et Sylvia Plath parler des auteurs qu’elle aime, le Concerto en sol de Ravel et puis :

And they were singin’, “Bye-bye, Miss American Pie”
Drove my Chevy to The Levee, but The Levee was dry
And Them good old boys were drinkin’ whiskey in Rye
Singin’, “This’ll be the day that I die
This’ll be the day that I die”

— Don Mclean, American Pie, 1971.

*La note de pied de page que j’ai commencé à rédiger devenant plus longue que ce billet, ceci fera l’objet d’un prochain post.

College Town

State College trees

On aurait presqu’envie de redevenir Undergrad, d’errer dans les allées fleuries de ce campus en robe cintrée des fifties, un sac en bandoulière et des notes dedans, on aurait envie de passer ses journées à rire, causer, fumer sous les porches coloniaux de ces immenses maisons centenaires de bois et de briques. Les arbres ont le même âge, les coffeetrees, les érables rouges forment une canopée sur l’ensemble de la ville, dans une respiration verte, si verte. Étrange et délicieuse enclave savante au milieu des champs, pâturages, et collines boisées creusées d’eaux et de grottes. Il y a ici quelque chose d’aliénant et d’inspirant, d’apaisant dans le nourrissement.

Natsume Sôseki écrivait justement à l’époque où cette université commençait à fleurir :

Lorsque le mal de vivre s’accroît, l’envie vous prend de vous installer dans un endroit paisible. Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture.

— Natsume Sôseki, Oreiller d’herbes, 1906.

 

 

Anasphyxia

Je tente une asphyxie cérébrale, l’étouffement des mots et des sens par la logistique et les contingences terrestres. Pas de musique, pas de lecture, pas d’écriture. Uniquement l’achat de papier toilette, la recherche de soutien humain (nanny) et moteur (buick), le remplissage de numérologies et hiéroglyphes (DMV), l’hémorragie bancaire.

Mais on n’éteint pas ses narines, et la ville a cette odeur américaine de bois de construction humide et de grands feuillages qui portent leur ombre de l’autre côté de la route. On n’éteint pas ses oreilles, et les insectes pennsylvaniens savent perler leurs propres Nocturnes. Les glaces des crèmeries de l’université fondent et croustillent sur le palais.

Alors, lorsque la maison devient silencieuse, propre, les meubles chinés et à leur place, les lettres et les chiffres inscrits dans leur cases, il n’y a pas d’autre choix que de se poser devant une page blanche, dans sa cuisine américaine, et de vivre l’autre moitié : celle qui n’existe que parce qu’écrite.