Carrousel

Je n’ai pas dit – quand on m’a demandé ce que représente ce morceau pour moi, sur une radio nationale, en direct. Qu’une année entière, j’ai vécu de ne pas comprendre. Pourquoi la beauté était à portée de main mais elle ne l’était pas. Que j’ai pris la rencontre, l’être, nos êtres, les notes de piano qu’on m’envoyait dans des paquets en papier kraft, j’ai tout mis, déversé dans la plus grande crise existentielle de ma vie. Que j’ai cherché en moi un moyen d’exister, de sublimer tout ce que nous n’étions pas, nourrie de ces touches-là au milieu du silence. Que j’ai donné un sens à toute mon écriture, à ma science, à cet Univers violent, avec en filigrane cette douleur-là. L’été humide de Pennsylvanie, les porches en bois et les lucioles au cœur brisé, l’errance dans les allées du campus aux cadavres de cigales vertes, j’ai été si seule – et c’était merveilleux. Merveilleux, tu sais, toi qui ne me liras pas, parce que, au terme de toute cette errance, j’ai sorti ce livre-là, j’ai pris, j’ai tout pris de cette musique et de ces silences, et je l’ai porté là où je le souhaitais.

Au moment où Carrousel passe en direct, ensuite lorsque je traverse ce pont, dans la lumière déclinante, bien accompagnée, cette ballade trouve sa clôture. Nous nous sommes rencontrés pour cette raison-là : pour les dépôts rares et précieux de songes, dans une ellipse tellement infinie, qu’elle m’a permis de cristalliser autour et d’écrire ce livre. Merci.

Son : T. D. tous droits réservés, Carrousel, 2023

Robert Doisneau, Le manège de Monsieur Barré, 1955

Les renards se marient

Promenade du soir dans les vallons que surplombe le gîte. Le chien aux yeux bleus de la propriétaire gambade avec nous un temps, puis s’éclipse pour nous laisser en famille. Au sortir des bois de chêne liège, la petite route et la clairière plantée de noyers. Il se met à pleuvoir, des gouttes éparses dans le soleil. Je dis à K. 「狐の嫁入りだね。」(« Les renards se marient. ») C’est ce qu’on dit au Japon, où les renards ont aussi la réputation d’être fourbes. Au bord de la route, derrière un saule pleureur paré de tendresse verte et une bambouseraie, un vieux lavoir en pierre, source claire débordant de la roche, poutres de bois, toit de lauze ; nous nous y abritons le temps que passe l’ondée.

Pendant plus d’une heure, à part un ragondin et de nombreux rapaces, nous ne croisons ni être ni véhicule sur les chemins qui serpentent entre les lieux-dits. Chaumières périgourdines fumant au lointain, l’odeur du sol surpris d’avoir été mouillé, mêlé à celui du blouson de cuir de P., et l’herbe folle jusqu’aux collines qui capturent le couchant. Tout est calme, K. babille, nous ne parlons de rien en particulier, le temps coule.

Périgord noir, mars 2025

Belvès

Un peu avant le couchant à Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière. De celle, parfaite, qui se plaque aux pierres ocres et capture l’instant. Le silence, les cloches qui sonnent dix-huit heures, et le roucoulement prolongé d’un pigeon ramier.

Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière, février 2025.

La Roque-Gageac

D’habitude, nous passons notre chemin : on voit depuis la route, en surplomb sur la falaise, grouiller la ribambelle de touristes en mal de cocher les cases du Routard.

La surprise alors de trouver les allées de la cité vides, les passerelles et les colonnes vides, les rideaux d’anneaux de cuivre comme un salon bene gesserit dans Dune, isolant une salle de projection vide.

J’ôte écharpe, manteau, pull – dans ma robe bras nus, j’ai touché le soleil et les reliefs de la falaise

Les prunus en fleurs entre le ciel et la roche
leur parfum de discrétion
alors que les choucas annoncent en grande pompe,
dans leurs vols calligrammes
et leurs cris lâchés de la falaise à la rivière à la vallée
le printemps !

Du haut du fort de la Roque-Gageac, fév. 2025
Le salon bene gesserit en haut du fort de la Roque-Gageac, à l’intérieur d’un irréel rideau de mailles de cuivre. Fév. 2025.

Carsac

Sous le rocher et ses excroissances troglodytes,
cabanes de pirates et repaires de fées
coiffé de chênes verts en touffes mousseuses,
debout côte à côte avec K., nos carnets à croquis, au grand ciel bleu

ai essayé en vain de capturer cette lumière
la lumière blanche et ocre des pierres du Périgord

en aquarelle c’est l’ombre qui pose la lumière, ce n’est pas comme avec les mots
et surtout, je n’ai aucune dextérité
– manque de pratique, manque de technique [idem en mots, me dira-t-on]

Dans la petite église attenante, les vitraux tombent sur les murs aux pochoirs du soleil.

Un matin ensoleillé dans l’église de Carsac, fév. 2025

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957

Tectiforme

Désormais, me dis-je en sortant dans la clarté verte et mousseuse, toute grotte sera évaluée à l’aune de celle-ci. Écho à P. qui annonce à notre guide et propriétaire des lieux, sans que nous ne nous soyons concertés : « C’est la meilleure visite de grotte qu’on n’ait jamais faite. »

M., la soixantaine, est arrivé sur son scooter bleu et ses chaussons de cuir par dessus de grosses chaussettes de laine. À la lampe torche et au pointeur laser, il trace les pas et les dessins dans l’obscurité. Son grand-père, l’Abbé Breuil, l’ours d’il y a trente mille ans, tous prennent vie dans l’ombre, et soudain surgissent sur les murs des lignes de manganèse, les bisons grandeur nature et les mammouths au fer rouge. Taillées sur la paroi à dix mètres de l’entrée, des mains gauches conjointes, un homme et une femme. Un contrat, conte-t-il, de mariage et de propriété. Pendant deux heures, une visite privée sur quatre salles, une cinquantaine de marques, un sol brut jonché de stalagmites à agripper pour freiner la descente, et d’autres tronquées par les pilleurs d’antan. À son invitation, je dépose mes doigts dans la flaque de manganèse, et K. ramasse des calcaires blancs dans l’eau limpide.

Ces messages par delà le temps – je songeais à N., géologue, qui me confiait sa fascination des temps parallèles qu’il faut rassembler pour donner sens aux éléments et aux histoires. Les photons qui voyagent, photothèques (du grec θήκη, ranger) pour remonter dans le temps, les plaques tectoniques (du grec τέκτων, charpentier) qui contiennent les mouvements du temps, l’art pariétal et ses tectiformes (du latin tektum, toit), en couches de pensées pointillés au fil du temps. La racine des mots et des mondes, lorsque les âges se scindent ou se retrouvent, ces messages bouleversants par delà le temps.

Tectiforme (signe géométrique complexe et énigmatique rappelant la forme d’un toit) dans la grotte de Bernifal, Meyrals, Dordogne, France. Entre 35 000 et 15 000 ans.

Est-ce que je sais, moi, quand je joue ?

Ce qui devait arriver arriva. À force de jouer à l’astrophysicienne, à la femme chercheuse, à la directrice, à la porte-parole du projet international G, à l’autrice… , sur les ondes et devant des journalistes. Ce jeu que je jouais contrainte et forcée, parce que mon attachée de presse m’avait déniché toutes ces belles plateformes, et que mon éditeur me disait de ses yeux bleus : « c’est un peu ton job », ce jeu-là. Jeu qui me désolait il y a encore trois mois, dans le travestissement que cela impliquait.

Jouer ! Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? Est-ce qu’il y a un moment où je cesse de jouer ? Regardez-moi : est-ce que je hais les femmes ou est-ce que je joue à les haïr ?

— Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre, Kean, 1953

dit Edmond Kean à Anna Damby, dans cette affectueuse joute anti #metoo (à première vue, à discuter…), qui m’a toujours délectée.

À force de le jouer. Vous savez comment ça se passe [avec moi] : l’habit, il finit par s’incruster dans la peau, et plutôt tôt que tard. Peut-être parce que dans tout cela, la part de celle qui écrit n’a pas fini au vestiaire, que PB l’a révélé de façon fracassante dans son article, pour que je puisse l’aborder sans craindre le strip-tease. Peut-être parce qu’on m’a rappelé que le sourire s’entendait à l’antenne, peut-être parce que j’ai en parallèle accueilli N. au laboratoire, et en me demandant comment le marquer, me suis rappelé Maya Angelou – que seule l’émotion reçue reste gravée. Peut-être qu’au contact successif des personnes qui m’entourent et celles que j’ai croisées, les lignes se sont posées, et j’ai su, mieux, ce que je pouvais apporter, ce que je pouvais être, en accord avec ce qui m’habitait.

Il y a trois mois, j’étais petite et dans le noir, et cela me paraissait insurmontable, de jouer, encore moins d’être, toutes ces étiquettes que j’avais désirées ou acceptées. Aujourd’hui tout se répond, en dehors et à l’intérieur de moi, et me semble d’une étrange justesse.

À force de le jouer, je suis devenue tout cela. Autrement dit, tout est devenu… naturel ? Y compris le partage de ces parties de moi à qui voudra dans le public, avec toutes mes erreurs et mes hésitations, mes émotions, mes défauts. Qu’importe, je ne me cache plus et tant pis pour mes limites cérébrales, j’exprime, je me plante, je ris, et je donne. C’est un peu ça, je crois, être femme, être autrice, être chercheuse et être humaine.

Son et images : Pour remonter le niveau de ce billet en format dégoulinade avancée, la grâce espiègle et la musique viscérale de Martha Argerich, interprétant de Chopin, la Polonaise N°6 As-Dur op. 53, « Héroïque », 1965. [Note : pas lu Emmanuel Carrière, qui paraît-il a écrit sur cette séquence, et qu’il me semble non advenu d’invoquer pour justifier ce moment de musique, de féminité et de partage.]

BWV

Son visage découpé dans la pénombre, la lanterne jaunissant son halo en vieille carte postale, il me débite des mots et des notes en un souffle – quelque chose à propos d’une pièce de Bach entêtante coincée dans son esprit ; et les chuchotis d’orgue derrière les murs de l’église où nous nous sommes réfugiés. Plus tard, il m’écrit : j’ai retrouvé le morceau, l’obstinato du motif de la main gauche, les voix conjointes et rythmées, et des fioritures en lettres d’or qui se gardent contre le cœur. Le morceau, je le découvre dans mes écouteurs, renversée sur un lit en Sologne, parmi les affaires éparpillées de A., son tome 4 de Harry Potter. Je vois la lumière qui décline sur le ciel bleu par la fenêtre de pierre épaisse. Et je pleure, bouleversée, des sons, des mots, du cinéma de la vie qui enchaîne ses plans et séquences, qui s’obstine à me faire vivre le monde dans sa plus grande beauté.

Dans « Midnight in Paris », dir. Woody Allen, 2011

D’apnée et de go

C’était une semaine sans sommeil. Dans le creux de souvenirs, traversant les calanques jusque Dakar, aux pochoirs surgissant dans le parfum boisé des bougies que j’allume, les soirs se coulant aux lumières tamisées de mon vaste bureau, où le bleu japonais enroule des lignes calligraphes autour des pierres lisses du Gobi, comme des pièces de go. Semaine à me nourrir seulement de chocolats noirs, d’apnée dans des abysses marines et couleurs, que l’émoi vernit de larmes à la forme tendresse. Une semaine qu’enveloppe la main, ployée pétale de fleur, précieuse et menue, et aux faisceaux de gemmes dans l’ombre de porches médiévaux. Une semaine à être lue jusqu’à la fibre, la time capsule ouverte au contenu déversé, le dépôt de l’âme dans l’âme, qui dessine le sens et l’existence à mes habits de mots. Une semaine chrysalide qui perce et continue la vibration au monde, fébrile, merveilleuse, la transmutation.

Son : Gabriel Fauré, Papillon Op. 77, interpr. Yo-Yo Ma et Kathryn Stott, 2015

Ilonka Karasz, New Yorker Cover – March 16th, 1963