Mes doigts se sont arrêtés dessus hier, alors que je parcourais notre bibliothèque, et je l’ai avalé de nouveau, tout rond, comme un bonbon : Novecento : pianiste de Alessandro Baricco.
J’écrivais à X, il y a plus d’un an – une éternité en temps electrien – : « Est-ce que tu as lu Novecento : pianiste ? » Il m’avait répondu que non. Alors que c’est un livre pour lui. Mais on ne force pas le cours des âmes et les itinéraires de la réalité. X est passé, il a laissé comme la dernière fois sur son passage, une longue trace mystérieuse pleine de notes de piano et d’images, et puis il s’est effacé dans les contingences terrestres. Parce qu’il paraît que la vie est une chose sérieuse, pas du grand n’importe quoi à vivre éveillé.
Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999
K. s’exclame : On dirait des châteaux. Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.
Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.
K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.
C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.
Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.
Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?
Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014
16/08/24. Tout est désuet et charmant, loin d’un Hilton, mais ce n’était justement pas le but. Quand je demande du lait d’avoine pour mon café au bar, la serveuse se demande si je suis sérieuse. Ma Normandie – le pays de Caux, que je partage avec Arsène Lupin, je ne l’ai pas trouvé changée, c’est heureux, sauf peut-être ces longues rangées d’éoliennes offshore floues à l’horizon. Il faudrait les rajouter sur les tableaux de Monet. Les falaises qui continuent leur érosion et l’herbe fouettée, toujours, par le vent, surfé par les goélands, le fond frais de l’air, et ces maisons, de brique et de silex, à géométriques colombages. Nous dégustons des homards et des andouilles sur la plage, j’édite des chapitres et P. programme des analyses, sur un grand drap, nos jambes torturées par les galets. Dans le domaine de Sissi, les arbres bicentenaires bruissent et scintillent, nous sommes seuls comme si nous étions un temps les propriétaires. Dans la nuit, sur la terrasse, pendant que les serveurs débarrassent et préparent les tables du restaurant gastronomique, je relis une énième fois le premier article de la collaboration G., je lis les dossiers des autres, je travaille pour les autres, je travaille pour moi-même. Je dis environ mille fois pendant les deux jours, dans un dégoûtant accès d’auto-satisfaction : « On a tellement bien fait d’aller aux US. Ça nous a fait un bien fou. On s’est réinstallés sans aucun accroc. Tout va bien. On est vraiment doués dans la vie, quand même. »
14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.
Il fait beaucoup trop chaud et humide. À l’ombre des tilleuls et des marronniers, dans l’immense domaine de mes beaux-parents, pendant que les enfants hurlent leur joie dans la piscine, je corrige laborieusement les chapitres de mon livre. Un travail à la croisée d’un rapport de referee scientifique et d’une copie de prépa revenue barrée de rouge. Je fronce les sourcils devant les formulations journalistiques qui me débectent, lorsque mon éditeur ose transformer mon « Vivre peu mais beau, bref mais intense. » en « Vivre peu mais avec brio, brièvement mais intensément. »
Mais cette concrétisation des choses, dans un pas lent et assuré, l’inéluctable passage du temps qui me dépose un à un les fruits variés du travail de l’année.
Rue royale : beaucoup de monde, mais la suite est fluide. Obélisque et fontaines vert de gris Blocs d’arènes dressées, géantes, greco-romaines, métalliques emballées de couleurs vives-pastels. S’être dit : où avons-nous assez de surface libre au cœur de la ville ? Et de réquisitionner la place de la Concorde et des ponts et des boulevards d’y monter des parcs surréalistes dans lesquels on se balade et on grimpe comme dans une animation 2D qui prend corps en 3D Et on crie : Al-leez leees Bleus !! en tapant des mains et des pieds en zyeutant la tour Eiffel, les Invalides, Montparnasse et la pierre blanche des palais de la place Les ballons pleuvent dans le panier, quelle euphorie collective Recette universelle, prenante et enthousiasmante, que celle du pain et des jeux.
Strasbourg, nous cherchons les maisons de sorcières avec les enfants. La forêt noire, c’est une version plus sombre de la Pennsylvanie, vallonnée, boisée, mais avec des ruines de châteaux en pierres roses qui guettent les chevaliers de cuir et de fer depuis des siècles. L’harmonie entre les cousins quand ils jouent aux échecs, au foot, et un concert clarinette-piano – entre adultes quand on se lance au milieu de la nuit dans des jeux de cartes et de société, le goût alsacien des repas, ces plaisirs familiaux réconfortants car constants dans le temps et nos évolutions. Rassurant car constants en moi, cette facette que rarement je dégaine, mais toujours là, socle et disjointure.
Son : quelque chose de so 1998, et qui n’a rien à voir avec cette esquisse alsacienne, mais tout à voir avec les socles, avec K’s Choice, Believe, in Cocoon Crash.
C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.
Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).
Quand j’ai entendu le French Cancan, je me suis dit : « Et voilà, on est dans le kitsch, » et je suis retournée à la fiche d’évaluation de mon stagiaire. Et puis P. m’a dit : « En fait, ça a de la gueule. » Alors je suis arrivée juste à temps pour voir la flamme dévaler les coulisses du Châtelet, sur les airs de ma (troisième) comédie musicale préférée, celle qui m’a propulsée dès six ans dans l’Histoire française, la narration et la misère hugolienne.
Et d’un coup, les fenêtres de la Conciergerie ornées de Marie-Antoinette décapitées, les giclées de flammes et de sang en longs rubans, métallique comme la musique, et Carmen qui vogue dans tout cela sur Fluctuat nec mergitur, le gore lyrique et rouge vif, je ne m’attendais pas à ce degré d’intensité ce soir.
Aya Nakamura plaquée or qui chante Djadja accompagnée de la garde républicaine en uniforme, tant de pluie, de pluie, la porteuse de parapluie – si française – derrière Tony Estanguet – si français.
Hier je voulais aller au bord de la Seine avec M. mais tout était bloqué, la ville tranchée en deux par son cœur ; et c’est donc qu’elle se préparait à battre et à pulser sa lumière. Cet impossible spectacle, à l’échelle d’une ville, quand l’ensemble d’une capitale se transforme en art, en sensations et en messages… Du pain et des jeux, pense la cynique en moi, mais je préfère l’émotion au cynisme : la littérature à la BnF, deux Simone sur la Seine, Philippe Katerine, la scène/théâtre/musique modernes et audacieux, l’inclusivité, les belles valeurs tailladées sur l’écran, on aimerait toujours se rappeler que ce sont elles, les véritables facettes de la France, le temps d’un soir, offertes et partagées au monde.