Rue de la Sorbonne, Pa. – pris lui-même dans des histoires tortueuses à résoudre –, avec son air français réac convaincu, m’offre ces quelques phrases : « Il faudrait expliquer aux gens que lorsque tu es agressée, il t’est arrivé un truc horrible à traiter, digérer etc., mais que tu n’as pas à changer de statut. Tu n’es pas obligée de te transformer en victime aux yeux du monde, avec tout ce qu’on t’inflige comme caractéristiques associées aujourd’hui. Toi tu restes toi. C’est juste l’agresseur qui en devient un. »
Étiquette : ombres
« I’m done being vulnerable, »
J’annonce ça à S., et j’aimerais être comme elle me conte, pleine d’hormones d’accouchement, force tranquille décuplée, ce qu’elle est déjà de nature. La force primaire que j’avais acquise dans les bois, comme je le craignais, elle se morcelle au contact de la France et ses couches multiples de philosophie psychanalytiques, de ses préciosités et complexités recherchées. Je suis vulnérable, car en attente, suspendue et accrochée aux temps qui me rapproche des attentats. Janvier 2025 : les fins et les débuts de tout.
Son : Mozart / Arr. Grieg for Two Pianos, Piano Sonata No. 16 in C major, K. 545, interprété par Martha Argerich et Piotr Anderszewski
Always
J’arrive un peu trop tôt, mais R. m’attendait, attentionné, gentleman, m’offre du bon café, des gâteaux, et plus de trois heures de son temps pendant que la nuit tombe dans les longs vitrages de son bureau. Il m’explicite la situation, la géopolitique, les enjeux, me dit : au final ce n’est pas ton problème, c’est le mien. Puis il m’écoute longtemps, avec cet air fatigué et doux qu’apporte l’empathie. La conversation passe d’un sujet à un autre, tous profonds, chacun malgré tout derrière cette barrière que nous ne levons pas, car il reste R. et moi je ne suis qu’Electre. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses commentaires, surtout quand il me dit : « Je pensais que nous aurions une autre conversation avant que vous n’avanciez dans cette direction. »
À cet instant, je suis sur la défensive, mais je m’arrête, car ça ne sert à rien, je botte plutôt en touche : Wait, does it mean that I can contact you whenever I need help? Bien sûr, me répond-il. J’enchaîne, même si je sais que j’ai l’air d’une gamine et que ces dégoulinades dérangent souvent les gens : Merci de ton soutien et d’être là.
Il a le regard et la voix très doux quand il répond : Always.
La solitude de la verticalité
Ai suivi en fin de semaine une formation intitulée Manager les comportements difficiles. Rien de vraiment nouveau : le triangle de Karpman, les étapes de la manipulation, les escalades dans les conflits, … Intéressant cependant de retracer les derniers mois à la lumière précise de ces outils ; j’ai posé cette question à laquelle je n’ai pas eu de réponse : Comment gérer la solitude de la verticalité devant les comportements difficiles ?
Electre, Egisthe, j’imagine qu’il faut être l’un et l’autre tour à tour, ne jamais s’enfermer dans un personnage. La purification et le compromis, toujours pour la collectivité, et parfois (souvent ?) malgré les temporalités individuelles. Mais pour l’une comme pour l’autre, la solitude arrive tel un éther, dans l’air que l’on respire, dans le vide qui permet le transport des ondes électromagnétiques, neuronales ou visio-conférencières, dans le bruit des pas dans des couloirs professionnels : arme, outil, condition heureuse ou malheureuse, inéluctable réalité.
L’Univers violent
Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.
Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.
Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.
R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.
La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.
Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?
Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.
Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.
Kurt Gödel* est mon ami
Les journées sont stressantes.
Welcome back to Paris, probablement.
Ou bien : Welcome back to real life?
Tout me bouffe. Je me laisse bouffer par tout.
Il y a trop d’interactions, le social m’épuise.
Je tiens les clés de trop de choses, des résultats scientifiques pour lesquels il faut se battre, toujours les montagnes russes de la collaboration G., comme une marmite qui bout et qui déborde autour d’individus.
Je suis incomplète : en partant dans les bois, j’avais mis du temps à translater l’entièreté de moi-même ; ici, c’est pareil, j’ai laissé une partie de mon cerveau en Pennsylvanie. Je me sens limitée cérébralement – je crois que P. est dans le même état. Nous sommes un couple de zombies qui nous sommes coulés dans une vie obsolète, alors que tout en nous est modifié. Nous n’avons pas encore trouvé comment vivre ici.
*Kurt Gödel : logicien, mathématicien et philosophe autrichien, dont le résultat le plus connu est le théorème d’incomplétude de Gödel. Wikipédia [ne me demandez pas d’expliquer] : « Le théorème d’incomplétude de Gödel affirme que n’importe quel système logique suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique des entiers admet des propositions sur les nombres entiers ne pouvant être ni infirmées ni confirmées à partir des axiomes de la théorie. Ces propositions sont qualifiées d’indécidables. »
Son : Massive Attack, Teardrop, in Mezzanine, 1998
Post-partum [2]
K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.
C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.
Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.
Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?
Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014
Nancy
14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.
Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006
Auto-censure temporaire de Schrödinger
J’écris – mais je ne poste pas – encore. J’attends que les choses se décantent et se déposent. Je connais le pouvoir des mots, dans les deux sens, comme des chats de Schrödinger. Dans quelques jours, peut-être, quand la mesure sera prise, je le sortirai de sa boîte. J’espère vivant.
Son : Phoenix, Lisztomania, in Wolfgang Amadeus Phoenix, 2009
Cherche encore
C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.
Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).
Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.