À la conférence, je retrouve N. après tant d’années, et la connexion est fulgurante, immédiate, un souffle qui nous balaie toutes les deux, comme si la décennie passée n’en pouvait plus de sortir de nos lèvres. Nous nous racontons tout, tout ce qui nous habite, depuis le fond rauque des tripes aux scintillations cérébrales, elle dit : nous sommes toutes les deux si fortes, si formidables, si différentes, si seules. Elle me supplie d’écrire – elle dit : toutes ces choses qui nous hantent et que moi je ne pourrai jamais écrire, s’il te plaît écris-les et comble-moi ce vide. Je serre sa main par dessus la table, et je voudrais lui répondre : Oh N., si seulement j’avais ce talent et cette force-là, je l’aurais déjà fait, car ce vide, j’ai passé ma vie à chercher à le combler.
Étiquette : ombres
La lumière les matins de savoir qu’on existe
K. pourra s’enorgueillir plus tard d’avoir appris à lire le français sur des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall, dans le halo de sa lampe de chevet, perchés lui et moi sur son lit. Enfin, probablement, il ne s’en rappellera pas, et cette soirée-là sera seulement consignée ici, dans le tiroir de mon cerveau écrit et partagé.
DIT D’UN JOUR
Pour cerner d’un peu plus de tendresse ton nom
La rue était absurde et la maison amère
Le jour était glissant la nuit était malade.
— Paul Éluard, in Le dur désir de durer, 1946
Je réponds à K. qui m’en demande le sens : j’imagine, peut-être, que c’est quelqu’un qui lui manque toute la journée et toute la nuit ; qui rend les lieux absurdes, amers, le temps lourd et glissant à la fois.
Ce manque-là – qui me manque. Ces fils qui tirent et qui rappellent à l’ordre les pensées, le reposoir des émotions, cette direction dans le jour faite de petites étincelles au moment des interactions, la lumière les matins de savoir qu’on existe.
Être neutrino
Les neutrinos sont des particules subatomiques neutres comme leur nom l’indique, avec une masse près de 10 milliards de fois moindre que celle des protons. Ils interagissent très peu, donc traversent quasiment tout. À chaque seconde de votre vie sur Terre, 50 à 100 mille milliards de neutrinos produits par le soleil passent dans votre corps. Il faudrait cependant que vous viviez cent ans pour qu’un neutrino interagisse avec vous.
Au moment où je me rassemble et reprends un regard semi-lucide sur la réalité, je me rappelle que je suis exactement cette particule que je cherche à détecter avec mes 200 mille antennes dans les déserts – de Gobi, d’Argentine et d’ailleurs.
Je passe, entre les gens, les vies, les géographies, j’oscille parfois et change de saveur, mais au final : je n’interagis avec rien, je ne suis jamais que de passage.
Animal cruelty
Faut-il s’inquiéter quand
on trouve dans le placard de son fils de huit ans
dans un boîte de biscuits
deux abeilles à l’agonie ?
Tu ne vas pas pleurer pour un café
Je teste un nouveau café Downtown, erreur, je ne devrais pas sortir des sentiers battus pour un café, alors que toute ma vie est en train de dérailler, déborder de partout. Lorsqu’on m’apporte mon cappuccino dans une tasse design en plastique, et sucré, je suis prête à m’effondrer en larmes. C’est là où on se rend compte qu’on n’est pas du tout rassemblée, mais toujours en miettes, éparpillée, tordue et fragile à l’intérieur, lorsqu’on est prête à pleurer à cause d’un mauvais café.
Bio-behavioral des cigales
En vrac : la lecture des Writer’s life de Jérôme Attal qui m’ébouriffent de justesse, de mélancolie et de poésie. J’écoute en boucle ses derniers singles et je me demande ce que ça peut faire de vivre dans ce milieu de l’écriture, et de musique, précaire et dur, mais avec cette certitude que l’on touche vraiment des gens avec ses mots. To make a difference. À la lecture de ses carnets, ça a l’air assez torturé là comme ailleurs. Mais comme j’aimerais tester un peu de cette vie-là… [Au couvent ! me dirait mon éditeur.]
Au réveil, je trouve un mail dudit éditeur – ça me fait palpiter encore comme une lettre d’amour, quelle idiote… – qui me dit que la reprise de mon chapitre tient la route, que j’ai corrigé les défauts de ma précédente version, bravo ! C’est terrible ce besoin qu’on a encore, à quarante ans, d’être encouragée, d’entendre dire que c’est bien ce qu’on fait, de ne vivre que de miroirs et de rétro-actions. Mais je mesure ma chance d’avoir un coach personnel et professionnel qui m’apprend à éviter la dégoulinade, à faire le deuil de ce que je ne dirai pas – et qui arrive à me signifier que j’écris de la merde avec un tel doigté, une telle douceur, que je ne me vexe jamais.
Ma sœur conclut : « Quand même, tu vas publier un truc ! » et je lui réponds que le truc en question ne m’exalte pas, ce ne sera qu’un livre de science… Je n’ai apparemment pas le talent pour en faire autre chose, et surtout, il paraît que je n’ai pas signé pour autre chose.
Je passe l’après-midi à lire un dossier de promotion Tenure d’une collègue et à rédiger une évaluation de plusieurs pages sur son travail et sa carrière. Pour la peine je m’accorde un matcha latte dans mon café vintage. Et je termine la rédaction dans le Bio-Behavioral Building dont l’architecture qui mêle briques centenaires à vitres modernes me rappelle Londres. Au moins, en faisant cet effort-là, je me sens utile et à ma place. C’est mon métier après-tout (??), d’écrire des évaluations stupides et passer mon temps à faire de la bureaucratie à défaut de Science – et encore moins de Lettres.
Ah oui, et les cigales : depuis deux jours, quand je rentre dans la nuit dans les allées vertes du campus, tant de cigales agonisantes au sol sous le jaune des lampadaires. Leurs grandes ailes transparentes, leur tête vert sombre, j’ai évité jusqu’à présent de les écraser.
Stranded
Je passe l’après-midi au téléphone avec ma sœur, c’est ma première conversation transatlantique, et soudain je mesure l’isolement infini dans lequel je me trouve. Cela fait quasiment trois semaines que je brasse du vent dans ma tête, sans personne avec qui y mettre de l’ordre. Six heures de décalage horaire, c’est un océan.
Heureusement, la discussion science et stratégie sur G. avec M. me replonge dans les réalités familières, là où je sais ce que je fais et où je vais, et de même pour les fils de photos argentines envoyées par O. et ma petite équipe parisienne. C’est ça que j’ai construit toutes ces années, et ce projet m’appartient sans condition, ne dépend ni de mes angoisses ni de mes crises existentielles, ni d’aucune faune extra-académique.
Alors je sais que ce sera une année hors du temps et de l’espace. Une année très solitaire. Et peut-être que c’est bien comme ça.
Postcards from Maine
J’avais oublié – comment était-ce seulement possible – que le paradigme n’est pas exactement l’esthétisation à outrance mais plutôt son effacement total devant les contingences de gamins (je me retiens ici de mettre un qualificatif).
Aux endroits les plus isolés, silencieux, où le monde semble avoir enfilé des mots le long d’îles et de presqu’îles, en l’attente d’élans surgissant des bois, les phares rouges dressés comme des jouets, sous le grand soleil l’eau à la lumière du ciel, et celle du couchant étalée comme des phrases, on croirait qu’il faudrait simplement tendre les doigts pour les ramasser, ces mots, ces phrases et ces vibrations.
Mais en fait non. Le cri porcin de l’un qui a poussé l’autre, les questions deux cents fois répétées « et là on fait quoi ? », celui qui ne se tait jamais et celui qui pleure parce qu’il a les pieds sales.
Les enfants meublent le quotidien. Inexorablement. Intensément. Mais de quoi ?
D’Edmund Kean à Tony Stark
Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre : cette association fortuite (?) de mes deux grands chéris si différents d’apparence, m’a toujours étonnée. Un peu comme si la littérature me faisait un clin d’œil. Dumas le romantique par nature, romanesque, fougueux et feuilletoneux, qui « viole l’Histoire pour lui faire de beaux enfants » (sic). Sartre, avec ses héros alpha-male torturés, en crises existentielles, qui parlent mal aux femmes mais les respectent dans le fond ; avec ses héroïnes fortes et absolues, qui savent exactement ce qu’elles veulent, et qui tiennent l’homme à bout de bras, à bras le corps dans son errance. Sartre et son écriture dure, brute, fougueuse aussi, si moderne, sans ride. Dumas et sa belle plume charnue, forte et gracieuse dans laquelle depuis toujours j’ai aimé me lover. Le fait de les trouver ainsi réunis, cela signifie peut-être que la différence n’est pas fondamentale, qu’il y a une continuité, une nécessité entre Dumas et Sartre. Mes connaissances littéraires et philosophiques sont nulles et je ne saurais broder sur l’impact dumasien, l’existentialisme à la Sartre, son courant, ses amours avec Simone. Mais ce n’est peut-être pas par hasard que ce sont ces auteurs qui m’ont accompagnée depuis l’adolescence, toujours ces bras dans lesquels me jeter lorsque le monde perdait sa couleur, la puissance par delà les siècles, l’éblouissement des analyses et mises en abîmes sur le pouvoir de l’écriture, du personnage joué/écrit/vécu, de l’être sous le filtre de l’art.
Je crois surtout que je suis pitoyablement sensible au personnage du héros sombre, tourmenté, au destin ambigu, amoureux mais qui ne s’accorde pas le droit de l’être (et qui souvent perd tragiquement celle qu’il aime : d’Artagnan, Arsène Lupin, Nestor Burma, …). Marvel n’a rien inventé, et c’est très bien ! parce que c’est terriblement sexy de voir Robert Downey Jr. se malmener soi-même en étant collatéralement odieux avec les uns et les autres, Daredevil ou Jessica Jones dans le dilemme du sacrifice personnel pour la morale (on notera que je cite aussi une femme dans ce tas). La fragilité et la solitude de ces êtres me fascinent et me touchent.
Chez Sartre, il y a souvent cette femme du même standing qui complète le héros. C’est d’ailleurs le cas avec de nombreuses œuvres de cette époque, à commencer par Giraudoux, qui donnait la part belle à la « femme à histoires » qui impulse et donne sa vérité à l’Histoire. C’est une nette différence avec Dumas ou d’autres, chez qui le personnage féminin reste accessoire, objet de l’amour – celle qui meurt. (Dans les Trois mousquetaires, Milady, la puissante et intéressante, est celle à abattre.)
Tout cela – y compris Dumas qui fait son bon mot en parlant de viol – n’est pas très #metoo, et on m’accusera probablement de trahir mes causes ou bien d’être incohérente dans mes lectures (Plath et Sartre, really?). Mais en vérité, il faut arrêter les purifications, le noir/blanc, les « S’ils sont innocents, ils renaîtront. » (Electre, Giraudoux). Le pays où je passe l’année en tient une bonne couche là-dessus. On remarquera surtout que je continue dans ces pages à enfoncer des portes ouvertes comme à un dîner mondain, et à faire de la pseudo-analyse littéraire de comptoir, quand il faudrait, pour l’édification de toutes et tous, que je retourne au couvent de la Science.
Images : (haut) George Clint, Edmund Kean, 1820. Victoria & Albert Museum.
(bas) Robert Downey Jr. as Tony Stark in Iron Man 3, 2013.