Ce n’est bien sûr pas une coïncidence qu’à mon retour de Pennsylvanie, je me sois précipitée sur Novecento et sur L’arrestation d’Arsène Lupin, dont l’histoire est construite autour d’un élément principal : la traversée transatlantique.
Before sunrise I’m dazed and confused Just like Julie Delpy Like Leia say you do […] Now I’m looking at the sun through My eyelids My eyelids Now I’m drifting in the astral plane When will I see you again? Are you drifting in the astral plane? […] One thing, one thing I can tell you You look good when you’re tired On a transatlantic flight
Pour continuer dans la thématique de connaître quelqu’un :
– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.
— Arsène Lupin, dans L’arrestation d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc, 1905
– de sa confiance envers son éditeur – du bouleversement que peut être le courrier de ses lecteurs – de la connexion qui peut arriver avec une personne – de la nécessité de l’effort et de la discipline (japonaises) dans toute entreprise
Cetteinterview, on se croirait dans un exercice de funambulisme, où la force et l’émotion touchent à la fêlure. C’est rassurant que l’on lise encore, et qu’on lise encore des personnes de cette trempe, qu’en ces temps désarticulés, on sache encore identifier et mettre en avant ces carmins-là.
Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.
Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.
Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.
R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.
La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.
Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?
Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.
Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.
L’archiviste de la British Library de Londres m’entraîne dans le dédale de ses sous-sols avec sourire, couettes et lunettes papillon. Elle m’évoque l’astronome Jocelyn Bell dans les années 1960, à l’époque où elle était étudiante et découvrait les étoiles les plus petites et plus puissantes de l’Univers. Elle parle vite et beaucoup, avec un accent d’un comté du nord que je ne saisis pas toujours. […]
Devant moi s’étale une bande de quatre mètres de papier d’écorce de mûrier, sertie de plus de 1300 petits points annotés de caractères chinois et connectés entre eux. Datant du VIIème siècle, il s’agit de la plus ancienne carte d’étoiles existantes. Elle a été retrouvée intacte, après mille deux cents ans à sommeiller dans une grotte bouddhiste sur la route de la Soie, près de la ville historique de Dunhuang, dans le désert de Gobi.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais à la vue de ce document. À être transpercée par la connaissance et la connexion suprême ? Qu’un jet de matière et de lumière me sorte du coeur et rejoigne les confins de l’Univers ? Q’une pluie de particules cosmiques de ultra-haute énergie pleuve soudainement sur mes détecteurs, justement installés dans le Gobi, et que mes collègues m’appellent en urgence sur mon téléphone pour m’annoncer la nouvelle ?
Bizarrement, rien de tout cela. (Quelle déception.)
Ai passé la semaine à mettre un doigt de pied dans la « salle des cartes » envoûtante de l’astronomie chinoise. Je me suis lancée dans une nouvelle version d’avant-propos pour mon livre – entreprise à la fois heureuse car délire fabulé, et laborieuse et frustrante par manque de temps. Si je pouvais, je passerais une année entière à lire sur le sujet et à aller causer aux spécialistes.
Heureusement, mon éditeur me coupe dans mon élan, en m’écrivant que mon premier avant-propos – sobre et court – est parfait, et que stop ! je ne dois plus toucher à mon texte, car il entre en phase de mise en page.
Son : déjà mis en ligne ici, mais la quintessence des atlas mise en musique : Steven Gutheinz, Atlas, in Atlas, 2018.
Atlas des géographes d’Orbae, de François Place, 1996 – 2000. Planches de dessins détaillés et raffinés qui permettent rêves/inventions de paysages et d’histoires, comme quand nous étions enfants. Belle idée, mais une plume un peu sèche. En même temps, l’exercice est de présenter un atlas et ses récits associés, ça semble adéquat d’être factuel et non lyrique.
Marco Polo, Livre des merveilles, par Odoric de Pordenone, traduit en français par Jean le Long, 1298 (là, ce n’est qu’une des versions existantes). Parce que finalement, il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans la fiction pour l’évasion et la folie exploratrice, enrobées de contes utopiques. Vingt-quatre ans d’Asie, de terres, de cultures, d’éblouissements en bouleversements. Et revenir. Moi, c’est cela qui m’interpelle : comment revenir et vivre après cela ? Quelles souffrance et solitude – d’où le partage avec son livre dicté, certes, mais maigre contrepartie.
Les villes invisibles, Italo Calvino, 1972. J’aimerais lire l’italien couramment pour lire Calvino dans le texte. Marco Polo, à la cour de Kublai Khan, contant le contenu de sa boîte à trésors : une collection de villes surgies de mailles cérébrales et oniriques. Poésie mêlée à bizarreries. On pense à Borges. Les images sur chaque ligne, sans aucune nécessité d’aquarelle. Et la sensation de vivre une analyse sociétale percutante dans une merveilleuse boîte de cristal.
Le rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951. L’amour des cartes de Gracq, j’en ai déjà parlé. On est toujours dans cette même démarche : les terres rêvées, effrayantes ou douces, que l’on modèle à partir de celles connues, dans des langues d’eau et de minéraux. Le liseré qui délimite les mondes et les songes, l’invention des cultures puisque celle qui nous héberge a la contrainte de la réalité.
16/08/24. Tout est désuet et charmant, loin d’un Hilton, mais ce n’était justement pas le but. Quand je demande du lait d’avoine pour mon café au bar, la serveuse se demande si je suis sérieuse. Ma Normandie – le pays de Caux, que je partage avec Arsène Lupin, je ne l’ai pas trouvé changée, c’est heureux, sauf peut-être ces longues rangées d’éoliennes offshore floues à l’horizon. Il faudrait les rajouter sur les tableaux de Monet. Les falaises qui continuent leur érosion et l’herbe fouettée, toujours, par le vent, surfé par les goélands, le fond frais de l’air, et ces maisons, de brique et de silex, à géométriques colombages. Nous dégustons des homards et des andouilles sur la plage, j’édite des chapitres et P. programme des analyses, sur un grand drap, nos jambes torturées par les galets. Dans le domaine de Sissi, les arbres bicentenaires bruissent et scintillent, nous sommes seuls comme si nous étions un temps les propriétaires. Dans la nuit, sur la terrasse, pendant que les serveurs débarrassent et préparent les tables du restaurant gastronomique, je relis une énième fois le premier article de la collaboration G., je lis les dossiers des autres, je travaille pour les autres, je travaille pour moi-même. Je dis environ mille fois pendant les deux jours, dans un dégoûtant accès d’auto-satisfaction : « On a tellement bien fait d’aller aux US. Ça nous a fait un bien fou. On s’est réinstallés sans aucun accroc. Tout va bien. On est vraiment doués dans la vie, quand même. »
Rue royale : beaucoup de monde, mais la suite est fluide. Obélisque et fontaines vert de gris Blocs d’arènes dressées, géantes, greco-romaines, métalliques emballées de couleurs vives-pastels. S’être dit : où avons-nous assez de surface libre au cœur de la ville ? Et de réquisitionner la place de la Concorde et des ponts et des boulevards d’y monter des parcs surréalistes dans lesquels on se balade et on grimpe comme dans une animation 2D qui prend corps en 3D Et on crie : Al-leez leees Bleus !! en tapant des mains et des pieds en zyeutant la tour Eiffel, les Invalides, Montparnasse et la pierre blanche des palais de la place Les ballons pleuvent dans le panier, quelle euphorie collective Recette universelle, prenante et enthousiasmante, que celle du pain et des jeux.
C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.
Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).