Gratitudes

Plongeon dans des dossiers oubliés de mon ordinateur, dans des textes d’il y a tout juste vingt ans. Mon moi jeune, étudiante, idiote, seule, incertaine, converse avec un personnage imaginaire.

Parmi les thèmes récurrents : la crainte de ne jamais rencontrer personne pour vivre en couple, car imbuvable au quotidien, et à cause de cette disjointure irréconciliable entre mon monde éthéré poétique et la réalité crue. L’amertume de ne jamais pouvoir devenir astrophysicienne car pas assez douée. Les envies non assouvies de parcourir le monde. L’anxiété de cette page blanche du futur.

Et malgré tout, une telle soif de vivre la vie jusqu’à la fibre, et une volonté viscérale d’aller de l’avant. Une foi fantasque en ma plume, en sa capacité à donner corps à mes rêves.

J’ai une gratitude infinie – pour ces personnes qui m’ont accompagnée, soutenue, nourrie dans ces errances étudiantes, et que vingt ans après je connais et reconnais encore, dans toute leur grâce et les vibrations partagées.

J’ai une gratitude schizophrène, blâmable de prétention et autres inélégances – pour cette gamine de vingt-et-un an qui y a tant cru, à travers les belles rencontres et aventures, mais aussi les larmes, les psychodrames, les incompréhensions et la grande solitude. Contente de la connaître, la reconnaître encore et pouvoir lui dire : « Regarde, gamine, ça a marché. »

Bande originale : Keith Jarrett, I’m Through With Love, in The Melody At Night With You, 1999

Sur le mur de mon studio d’étudiante, sur le boulevard-même où je travaille aujourd’hui [je n’ai jamais cru au hasard], nov. 2003. D. & Electre, tous droits réservés.

Fall leaves

Nous fuyons la ferme transformée en Disneyland boueux pour le week-end (tours en tracteur, tunnel de foin, corn maze, toutes d’excellentes idées s’il n’y avait pas une queue monstrueuse d’américain.e.s habillé.e.s en jogging avec leur marmaille hurlante, et une odeur à vomir de baraque à frites).

Nous roulons dans la forêt : toujours ce curieux contraste entre le gris intemporel et les colonnes de couleurs vives qui vont vers le ciel. Au son de Sufjan Stevens, je songe –

à N.おばあちゃん. Qui flotte autour de moi, dans l’espace et le temps, puisqu’elle n’a plus à obéir à la physique quantique. J’ai eu la chance de grandir portée par ces certitudes-là. Ces personnes qui sont certaines, quoi que vous fassiez, que vous êtes la plus formidable, que vous ferez le plus beau métier du monde, que votre mari est parfait et vos enfants magnifiques. Cette personne qui vous a toujours dit : « Tu es ma première petite fille, » avec une telle fierté dans le regard. Ça aide, n’est-ce pas, ensuite, à être une fille de fromagers et obtenir tout ce que je veux.

Dans les chemins forestiers, je dis à A. une phrase très simple, et il partage ma peine, la transforme en ses larmes. Il est surprenant, épuisant, horripilant, et surprenant, si intense et émouvant. Surprenant encore, ce soir, lorsqu’il se met au piano avec son cahier où il a noté quelques phrases musicales. Quand il les joue, il est au désespoir : « Je n’arrive plus à composer quelque chose de beau. »

Je lui dis toutes les banalités qui me passent par l’esprit : la création, l’inspiration, ça ne se commande pas, ça va, ça vient. Mais il faut toujours garder de la place pour qu’elle puisse surgir, se rendre disponible pour ce moment. C’est beaucoup de joie et aussi de la souffrance. Mais ton envie de partage, ton envie de sortir ces choses qui t’habitent, c’est ça qui te rend spécial et artiste.

Il y a ces 5% de ma vie maternelle où je suis persuadée que je ne me suis pas trompée.

Bande originale : Sufjan Stevens, Death with Dignity, in Carrie and Lowell, 2015.

Grains et création littéraire 101

Grison, 1726, Gulliver tire la flotte de Blesuscu à Lilliput (Gulliver’s Travels, 1726)

Gulliver retourne enfin en Angleterre après ses multiples aventures. Écris trois phrases à la première personne du pluriel et au présent et imagine ce qu’il ressent en descendant de son bateau. [Ex. 8 page 25 du manuel de français de CM1]

A. me propose : « Je descends de mon bateau. » Je lui réponds : écoute, A., la différence entre une phrase naze et une phrase de romancier, c’est que tu vas prendre chacun des termes et décider de lui accoler ou non quelque chose. Commence par “Je”. Mets un adverbe à “descends”. Modifie le mot “bateau” et rajoute-lui un descriptif. Nous convergeons sur : « Plein d’images dans la tête, je descends lentement de mon énorme trois-mâts. » Puis sur : « Je suis terriblement soulagé de rentrer en Angleterre. »

Pour la dernière phrase, il déclare : « Je voulais écrire quelque chose comme : Cependant, il y avait une partie de moi qui voulait déjà repartir en exploration. »

Pendant toute notre conversation, je repensais à ce très vieux billet d’avant sa naissance. Sa déclaration me prend de court. Je me dis : si j’ai ce grain, tu as le même.

Écrire un livre, what else?

Greg Dunn & Will Drinker/Caters, Brainstem and Cerebellum

D’un coup je me dis : tiens, c’est probablement vers cette période, l’année dernière, que je suis devenue folle. Que j’ai senti mon cerveau scintiller, mon âme déborder de productivité, de créativité, que je me suis mise à résonner avec le monde et les gens. Curieuse, je regarde sur mon agenda, et je vois que le 5 octobre 2022, j’avais pris rendez-vous chez une psy.

Je me rappelle maintenant la conversation : « Je suis cyclothymique, je suis très clairement en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? » Elle m’avait répondu de façon assez cavalière qu’on était tous un peu ceci, un peu cela, que ce n’était pas la question, m’avait programmé des séances pour dépenser plusieurs dizaines d’heures et milliers d’euros à faire de l’EMDR.

J’avais laissé passer quelques jours.
Ensuite, j’avais soigneusement déprogrammé toutes les séances.
Et écrit pour prendre un rendez-vous d’un autre type.

Dix jours plus tard, je discutais avec celui qui deviendrait mon éditeur.

« Je suis en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? »
Je connaissais très bien la réponse, et aucune psy n’allait me la donner : « Écrire un livre, what else? »

Le microscopique dans le macroscopique

Dans la lumière crue de l’aéroport, un peu trop tôt à l’aube et avec trop peu de sommeil dans le corps, je revisite par bouffées les morceaux de la veille, le succès éclatant de S. à sa soutenance de thèse, mon émoi au micro pour faire son éloge, puis une étrange et longue conversation jusqu’au dernier RER, ponctuée de Paris et de glaces. Le jargon poétique du monde de l’édition : le chemin de fer, les marronniers, et puis l’auto-émotion dans la création, les ruptures.

Il ne m’en faut pas plus pour oublier mon macbook à la sécurité. Heureusement, mon profil ayant été pioché pour une fouille détaillée de mes affaires à la porte d’embarquement, je m’en aperçois avant de monter dans l’avion.

Je cours récupérer mon ordinateur, et dis au jeune homme de la sécurité : « La vie est bien faite, tout de même, » ce qui a l’air de le remuer. En repérant des éléments dans mon sac à dos, il me demande si je suis chercheuse et sur quoi. Il brode quelques secondes autour de ma réponse, puis m’interroge : « Alors, quand vous étudiez l’Univers et ses étoiles, est-ce que parfois vous faites le lien entre le microscopique et le macroscopique ? » Je le regarde un peu fatiguée, et il explicite : « Est-ce que ça vous éclaire un peu sur le sens de votre vie ? Sur l’existence ? Sur notre place dans l’Univers et ce qu’on y fait. Est-ce que ces questions existentielles, ça vous travaille aussi ? »

J’embarque pour New York en me disant : c’est très curieux, les séries de choses qui arrivent quand on se rend disponible à la vie.

Andreas Cellarius, Système de Ptolémée, 1660

La vie comme un roman (2) – esthétique de la rencontre

D’abord, je remarque l’armoire du Collège de France, en entrant à gauche dans son bureau. Ensuite, quelque chose de pertinent et d’agréable dans le dialogue. Lui, c’est le directeur technique du laboratoire qu’on me propose de diriger. Il avait étudié mon CV et le projet G. assez en détail pour que la discussion soit fluide et les perspectives appétissantes. Je note d’emblée que nous partageons une quête scientifique commune, un entichement pour Andromeda – et un goût pour les vieilles armoires en bois. Il m’explique l’équipe de soixante ingénieurs et techniciens qu’il dirige et je noircis deux pages de notes.

D’où exactement je lui révèle ce qui me plaît dans le genre de poste : les jeux stratégiques et le sentiment d’exister par utilité pour la communauté, et puis l’impossible décryptage des signes lorsqu’ils se répètent, je ne sais pas. D’où il me confie qu’il a le même âge que moi, qu’il s’est posé des questions similaires au moment de sa prise de poste il y a six mois, des choses un peu plus personnelles aussi – ses parents, son éducation –, je ne sais pas non plus.

Mais ensuite il dit : « En fait j’écris des livres et je ne savais pas si ce serait compatible, » et c’est une sorte de fin et de début de tout.

Laborieusement, je tente une échappée vers la réalité :
« Des livres de science ? »
Il s’agit forcément de livres de science, engoncés dans de la méthode scientifique, sans poésie, avec de longues pages de schémas et de pédagogie. Mais non :
« Des livres pour enfants. Des romans. Là je viens de signer chez Actes Sud. »

C’est le moment où l’étrangeté et l’éblouissement sont à leur summum, comme s’ils avaient convergé à cet étage impersonnel de la fac, dans ce laboratoire dont je viens explorer les contours ; je m’étais arrêtée depuis un certain temps de prendre des notes, mon macbook reposait sur mes genoux, sur ma robe bleu marine de potentielle directrice, et mes doigts levés sur le clavier ont un hoquet.

J’avoue dans un souffle :
« En fait, c’est ça ma vraie crise existentielle. Je ne sais pas si je peux prendre la direction de ce laboratoire parce que j’écris des livres. »

Nous avions chacun des obligations à l’heure du déjeuner et nous étions tous les deux en retard. Nous sortons de son bureau sonnés – c’est son terme. Plus tard, lorsque nous échangeons des messages pour convenir d’un dîner pour continuer la conversation, il y a un point virgule dans sa première phrase.

Un été pas Instagram

À la Belle Hortense, devant notre plateau de charcuteries, A. me dit qu’à la lecture de ce carnet, on dirait que tout va pour le mieux, un peu comme des billets Instagram « Regardez comme c’est beau là où je suis, comme mes enfants sont géniaux, comme je fais des choses intéressantes et que je suis heureuse, » caricature-t-il.

Il est vrai que j’ai tendance à me servir de l’écriture pour transformer les moments vécus, y compris pourris. C’est un de ses intérêts, n’est-ce pas, de sublimer, d’esthétiser. De prendre les journées harassantes du quotidien et d’en faire un poème. C’est une façon de me dire que je vis pour quelque chose – pour un poème ?

Mais si vous [vous, lecteurs de ces pages, que je remercie] voulez savoir, non, je n’ai pas passé un été idyllique à poster sur Instagram. J’ai passé mon été terriblement isolée, à chercher un sens à tout ce que je faisais et tout ce qui m’entourait, à assister impuissante à l’étiolement de choses chères, à me demander ce que je voulais et pouvais faire de ma vie, lorsque des signes professionnels et personnels se répétaient et se contredisaient et que je ne savais pas concrètement si j’avais une quelconque place dans le monde des lettres. J’ai passé mon été terrifiée des vertiges du passé et du futur, terrifiée de mon écriture, terrifiée des chemins que j’avais envie de prendre et que je n’avais pas pris à 13 ans, à 15 ans, à 18, 21, 30 ans. J’ai passé l’été dans la solitude de mon cerveau à l’ombre de grands arbres et en compagnie de livres, de musiques, de la voix de ma sœur qui patiemment m’écoutait toujours conclure par So what?

L’été se termine, je suis entre parenthèses à Paris, et enfin je me décide à arrêter de souffrir, à arrêter les questions sans dimension, et à me confronter aux réponses concrètes. Je peux me le permettre, j’ai écrit la moitié de mon livre.

Alors quand mon éditeur me répond en ouvrant grand la porte de sa maison d’édition et me propose de m’accompagner pour un roman, il est temps de clore cette grande crise de la quarantaine. Je ne retourne pas au couvent de la physique, je n’ai pas à accepter les belles opportunités de carrières qui se présentent à répétition comme des appels. La science n’est plus un couvent mais un équilibre. Il n’y a plus de questions ouvertes, il n’y a plus qu’à créer, naviguer intelligemment dans mes trois vies, mes trois constructions : la science, l’écriture, la famille.

Caltrans, 4-level interchange, Los Angeles

Chandra transatlantique

Kameshwar C. Wali, Chandra, a biography of S. Chandrasekhar

Mon éditeur me dit : « Cette histoire de Chandrasekhar sur son bateau qui construit sa théorie, tu devrais la développer, t’en servir comme trame. » Je fais la grimace : c’est re-sucé, bateau (justement), tout le monde la connaît ! Il me répond que c’est la première fois qu’il en entend parler, et qu’il n’a vu en ligne qu’une seule biographie traduite en français. Tout en moi se tend contre la suggestion et je me bats : je ne connais rien à Chandra, alors que tant de vivants l’ont connu. Je vais me faire lyncher si j’en fais un personnage… et j’ai secrètement la flemme de faire de la biblio en plus pour comprendre cet épisode d’Histoire des sciences, alors que j’ai bien assez à lire avec mes histoires de masses stellaires…

Mais l’idée fait son chemin malgré tout, parce qu’il faut croire que j’ai fini par acquérir un peu de cette qualité dont mes parents disaient toujours qu’elle manquait cruellement à mon répertoire : 素直 (sunao), terme intraduisible littéralement (non, ça ne veut dire ni docile, ni obéissant, c’est beaucoup plus fin). Je pense que le plus proche serait : « à l’écoute ». Avec le temps, j’ai fini par comprendre qu’à la position où je suis, je peux me permettre, et je dois même toujours d’abord écouter, faire le tri dans mon cerveau, puis prendre une décision en fonction. (Je n’y arrive pas toujours…)

Et puis, dès mon premier jour à Paris, je suis allée chercher les romans de Jérôme Attal que j’avais commandés en librairie, et La petite sonneuse de cloches traite de Chateaubriand (encore et toujours ces coïncidences : j’adore me promener dans la maison de Chateaubriand juste à côté de chez moi, le quartier favori de l’auteur est le même que le mien – je me promenais encore aujourd’hui sur ma place de Furstemberg en me demandant si je n’allais pas le croiser)… Écrire, me dis-je, c’est aussi se sortir les doigts et faire de la bibliographie !

La bio de Chandrasekhar est publiée sous Chicago University Press et coûte la modique somme de $37. Et je la veux maintenant, dimanche soir à 23h. Googlebooks ne permet la consultation que des 66 premières pages, et Chandra n’a pas encore embarqué dans son bateau. Je cherche partout un pdf qui traîne illégalement, peut-être que la bibliothèque de mon institut l’a en catalogue, ou alors celle de l’Observatoire de Paris. Prise d’inspiration, je regarde dans le catalogue de mon université pennsylvanienne. Bingo ! Le livre est non seulement disponible, mais la bibliothèque de physique est ouverte le dimanche après-midi… Or avec le décalage horaire, à 23h à Paris un dimanche, il est encore 17h là-bas. C’est P., vaillant chercheur-historien-des-sciences sur le terrain qui va le dénicher expressément, parce que, vous comprenez, l’écriture n’attend pas. Il traîne les garçons, dont un qui hurle à la mort, se procure la bête, et m’écrit Victoire. Il m’envoie la photo des pages qui me manquaient.

Ce que j’y lis est incroyable. Tout ce qui était bancal dans mon chapitre va trouver sa place. Ce qui est dit est si beau que j’en ai les larmes aux yeux. Ça aurait été dommage de me priver de tels ingrédients. Quelle aventure et quelle ivresse, l’écriture d’un livre.

Ultramarine

Entre la description de deux destins d’étoiles massives, j’ouvre ce recueil de poème de Raymond Carver. Wow. Mais quelle claque. En plein dans la figure les séries de mots bruts et doux, la dépiction factuelle et elliptique à l’américaine, la solitude, la vie implacable et dure, la poétique du quotidien – ce besoin malgré soi d’une façon ou d’une autre d’esthétiser ce qui nous arrive et nous traverse, même et surtout si c’est banal et crasseux. La justesse d’un monde sans aucune illusion. Quelle découverte.

Mesopotamia

Waking before sunrise, in a house not my own,
I hear a radio playing in the kitchen.
Mist drifts outside the window while
a woman’s voice gives the news, and then the weather.
I hear that, and the sound of meat
as it connects with hot grease in the pan.
I listen some more, half asleep. It’s like,
but not like, when I was a child and lay in bed,
in the dark, listening to a woman crying,
and a man’s voice raised in anger, or despair,
the radio playing all the while. Instead,
what I hear this morning is the man of the house
saying “How many summers do I have left?
Answer me that.”  There’s no answer from the woman
that I can hear. But what could she answer,
given such a question?  In a minute,
I hear his voice speaking of someone who I think
must be long gone: “That man could say,
  ‘O, Mesopotamia!’
and move his audience to tears.”
I get out of bed at once and draw on my pants.
Enough light in the room that I can see
where I am, finally. I’m a grown man, after all,
and these people are my friends. Things
are not going well for them just now. Or else
they’re going better than ever
because they’re up early and talking
about such things of consequence
as death and Mesopotamia. In any case,
I feel myself being drawn to the kitchen.
So much that is mysterious and important
is happening out there this morning.

— Raymond Carver, Ultramarine, 1986