V. : la physique en partage

V., mon adorable et brillant V. que j’affectionne comme s’il y avait un lien de sang-intellectuel. C’est ainsi que ça doit être, le rapport entre ancienne directrice-ancien doctorant. Cette sensation d’avoir tant reçu-tant apporté, d’avoir su d’emblée qu’il me surpassait sur tant de coutures, et en même temps son regard et ses mots doux quand il me répète encore « C’est parce que j’ai été à bonne école ! »

Son discours pourtant mesuré, mais étayé et critique sur l’expérience neutrino phare en France, les dessous qu’il me conte, et puis la foi et la joie qu’il a à travailler sur le projet G. ; il me dit : « Attends, vous vous débrouillez super bien avec O. , et il y a plein de choses qui se passent et qui convergent en ce moment, c’est top ! » S’il savait, lui dis-je, ce qu’on essuie et qu’on éponge, et les hauts, les bas, et le nombre de personnes, y compris internes à la collaboration, qui pensent qu’on est des guignols…

De longues heures, nous parlons simulations neutrinos, nous parlons de ces curieux effets vus par M. dans les simulations de gerbes inclinées, les anneaux Cherenkov qui ne tombent pas aux bons endroits, les dépendances en fréquences… nous regardons les équations et échangeons nos interprétations.

Depuis toujours, alors que O. est dans le pragmatisme et la nécessité de trouver des méthodes pour faire fonctionner l’expérience – et il a bien raison –, V. et moi nous sommes retrouvés dans ce titillement de comprendre les effets physiques avec des équations. Je lui ressors des vieilles notes, des facteurs de boost avec des gradients de densité, et j’adore notre émerveillement partagé à sentir les bouts de physique se matérialiser entre nos doigts.

Quand il était venu dans mes bois en janvier, il s’était enthousiasmé sur les destins d’étoiles massives sur lesquels il préparait un cours. Je sortais de mon énième ré-écriture de mon chapitre Chandra, et quand j’avais évoqué mon émotion sur la masse de Chandrasekhar, son enthousiasme, la joie résonnante et presque romantique que j’avais trouvée chez lui m’avaient scotchée.

J’avais repéré chez V. le sens de la fabulation. Son manuscrit et sa soutenance de thèse contaient déjà une histoire, je savais déjà qu’il y avait chez lui, malgré et avec toute sa réserve, sa tendance à rougir, sa modestie absolue, et son sens de la collaboration et du service, sa gentillesse, son ouverture au monde et sa maturité extraordinaire, je savais qu’il avait la fibre du story-telling vis-à-vis de la science.

J’ai toujours eu la chance de tomber sur des doctorantes et doctorants passionnés, capables de rester des heures suspendus à leurs codes et calculs, à m’écouter parler science et stratégie, à déjeuner, prendre des cafés en causant physique sans jamais se lasser. Ils avaient chacun cet amour taré de la résolution du puzzle et une vision transportée de notre rôle dans l’Univers, une envie de comprendre et de faire briller la physique. Et la preuve que finalement le système n’est pas trop mal fait, c’est qu’ils ont tous trouvé une place dans la recherche.

À la fin de notre conversation, nos arguments taris, le plan de bataille décidé, je le retiens encore cinq minutes… et j’ai tant de mal… tant de mal à lui demander ce que je souhaite lui demander. Mon émotion et le fil quasi brisé de ma voix augure mal de ce que je vais devoir affronter lorsque mon livre sera sur la place publique. Je finis par lui dire après mille détours que j’écris un livre de science – ce sur quoi il s’enthousiasme – et si je peux le citer comme protagoniste. Car c’est une évidence finalement, comment parler de ce domaine et y esquisser quelques lignes de ma propre navigation sans parler de V., de C. ? (et en filigrane de K., de F., de S., M. … c’est grâce à eux que je me suis construite, je leur dois tant.)

C’est bien dommage que je n’aie pas le talent et la place pour rendre, dans ce livre du moins, la sensation de maille infinie qu’est ce domaine et ce métier. La façon dont les idées se construisent et mûrissent, entre rebonds, confiance et appréciation. Je déblatérais les propos que je tenais ici tout à l’heure à V., mais je n’avais même pas besoin de terminer mes phrases qu’il les menait au bout. C’est lui-même qui me dit, posé mais avec verve : « On n’a jamais fait des grandes découvertes en ayant peur de s’engager pleinement dans des choses nouvelles, en étant négatif sur les projets qui émergent, en ne faisant que des choses jalonnées et itératives. C’est pour ça que sur ** je n’y trouve pas mon compte, et que c’est beaucoup plus cool de travailler sur G. avec vous ! » Lorsque les jeunes que vous avez formés y croient encore plus fort que vous, c’est probablement que vous ne vous êtes pas trop trompé.

Au bureau, dans les jardins du Musée National de Tokyo

Au réveil, je m’aperçois que mon vol n’est pas aujourd’hui mais demain, et je me retrouve avec une journée sur les bras. Temps magnifique, les cerisiers sur leur fin, je vais me promener sur la berge de la rivière Sumida, mange diverses bricoles, et puis… sans prévenir la solitude me renverse. Soudain la ville bruissante de monde me happe et me propulse dans l’absence de sens. Où que je me tourne, je me sais si bien accompagnée et pourtant il n’y a personne qui peut remplir ce manque-là, ce début d’angoisse qui trace une ligne jusqu’aux confins de la mort, aux petites heures silencieuses de la vieillesse, aux inutilités des jours vécus, l’Univers s’étale et m’échappe comme une immense nappe de vide.

Je ne retrouve un semblant de paix qu’au moment où je m’installe sous les grands arbres des jardins du Musée National de Tokyo, que je dégaine mon ordinateur, et que je travaille. Les pétales de fleurs de cerisiers échouent sur mon clavier, leur fente rosie, leur pointe blanchie, la lumière qu’ils captent dans l’ombre. Je repense à cette conversation avec M.-l’élégant, qui me disait :
« It’s terrible how I don’t know anymore what to do with free time. Seems like work has become the only way to fulfil myself. »
Je lui avais répondu, pour faire ma maligne :
« I don’t know anymore what to do with myself. »

Jardins du Musée National de Tokyo, avril 2024

Pour le bien de l’État, et par amitié

Touchée par cet appel avec Pa. La façon dont il a décidé de résoudre tant de nœuds du laboratoire pendant son mandat d’un an, puisqu’il n’y aura pas de conséquence à long terme sur lui, même si on le déteste. C’est par dévotion pour le laboratoire, mais il y a aussi autre chose. Touchée, soudain, de réaliser qu’il fait aussi ça pour me donner une assiette plus propre, pour me faciliter la tâche lorsque j’arriverai, comme s’il prenait toute la merde pour lui, pour que je puisse œuvrer derrière dans de meilleures conditions, ce sacrifice de l’homme d’État – qu’il fait, aussi, par amitié. Et la considération, la confiance qu’il projette dans ma future fonction, la douceur et la fermeté avec laquelle il me l’exprime. Comme j’aime travailler, discuter avec ces hommes avec qui tout est fluide, quand la convergence et les arguments sont sains et immédiats, quand je peux leur dire tout le bien que je pense d’eux et qu’ils me renvoient dans leur regard la chercheuse que j’aimerais être.

Avec O. à Tokyo

O. – quel naturel. Je lui fais découvrir mon Japon, et il adopte tout sans l’ombre d’une friction, avec enthousiasme, appréciation et respect, … et son humour stupide qui pourtant me fait rire aux éclats, en lui assénant des « T’es vraiment trop con. » Je m’aventure avec la nourriture, l’emmène au onsen, et tout lui plaît. Il ne me questionne en rien, se coule dans tout, y compris dans l’interaction avec nos très chouettes collègues japonais, avec lesquels il se conduit parfaitement, attentif aux couches culturelles que je traduis et il m’écoute, s’ajuste. Il porte en lui cette ouverture internationale et cette capacité caméléon éprouvée pendant ses cinq années de détachement en Chine. Nos longues heures de trajet nous permettent de discuter, de travailler, d’avancer – comme toujours les choses sont simples et convergentes. Le soir, quand le vent se lève et que j’ai froid, il enveloppe un bras autour de moi, et nous continuons à parler de la collaboration G. en marchant vite. Nous dînons tôt, car nos réunions avec l’Europe sont en soirée : moi éméchée et rosie de sake, nous nous retrouvons autour d’une petite table dans sa chambre d’hôtel, la vidéo affiche ses vêtements sales suspendus sur le mur derrière nous – ce qui fait rire l’assemblée et détend l’atmosphère –, et je précise lourdement que non, nous ne partageons pas la même chambre.

Osoba-yasan, vers Shin-Okachimachi Station, Tokyo, avril 2024

D’audace et d’enthousiasme

Mi., le directeur du laboratoire franco-japonais ici, nous montre les maquettes des détecteurs de neutrinos : Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 16m), Super-Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 42m), et Hyper-Kamiokande (diamètre 68m, hauteur 71m). Ces énormes cavernes creusées dans la montagne japonaise, emplies d’eau et autres liquides purs et aux parois tapissées d’ampoules ambrées iridescentes, qui collectent la lumière émise au passage de particules relativistes. C’est une incroyable prouesse technologique – O. s’exclame : quand certains disent que la détection radio autonome ne va pas fonctionner, il faudrait leur remettre ça dans la gueule. Ou bien LIGO. Aujourd’hui, les gens disent : « Mais bien sûr, les ondes gravitationnelles, leur détection était évidente, la physique est bien comprise, c’était très jalonné. » Laissez-moi rire. Quand j’ai commencé ma thèse, LIGO, c’était de la science fiction au mieux, une grosse blague au pire…

L’autre qui disait de notre projet G. : « Ils ont trois antennes, c’est nul, » n’a aucune mémoire du fait que les expériences ne tombent pas du ciel, que lorsqu’on démarre un nouveau domaine, ça commence par treize antennes, puis quatre-vingt, puis un jour, mille puis dix mille. Si Rainer Weiss s’était laissé démonter par tous les timorés, il n’aurait jamais suspendu ses miroirs au bout de trois autres poids, fait le super-vide dans des tunnels de 4 km, cherché à mesurer une déformation de distance d’un dix-millième de la taille d’un proton. Si Francis Halzen s’était laisser démonter, il n’aurait jamais construit un laboratoire en semi-lévitation au Pôle Sud puis foré 86 carottes de 2500 m de profondeur dans la glace pour construire le détecteur de neutrinos IceCube, dans des conditions plus qu’extrêmes.

On n’a jamais fait de la physique en ayant peur d’être ambitieux. En se disant que c’est trop compliqué, que c’est trop coûteux, trop dangereux, trop alambiqué. Les plus belles expériences, finalement, ce sont les plus audacieuses.

Alors, quand Mi. nous dit, de retour à son bureau : « Il est vraiment super, votre projet G. Moi je suis persuadé qu’un jour, vous serez célèbres. » je garde ça précieusement dans mon tiroir à jolies phrases et surtout à belles personnes. C’est avec ces soutiens et ces enthousiasmes-là qu’on a toujours avancé dans la science.

Photo-multiplicateurs (toutes les ampoules dorées) à l’intérieur de la cuve du détecteur de neutrinos Super-Kamiokande, 2006.

Back in Tokyo

Depuis le quai de la Keihin-Tohoku-Line, à l’aéroport, j’écris à O. : « À chaque fois que je reviens ici, je me rappelle pourquoi je n’habiterai jamais ici. »

Mais la vérité, c’est que je suis très heureuse. Dès que j’ai débarqué de l’avion, j’ai senti l’odeur de la bienséance japonaise. Devant le business hotel, l’odeur nocturne caractéristique, suintante de souvenirs, de moteurs, de propreté et de friture, mêlée à la moiteur de l’air.

Sous les cerisiers avec O., dans la pénombre des lanternes rouges, on partage nos bentos et on se raconte les derniers épisodes de nos vies, sans entrer dans le détail – avec O., il suffit toujours d’esquisser quelques faits, quelques émotions saillantes, et on s’aligne sur nos réserves respectives ; je n’ose franchir la ligne qui nous protège, qui nous rend si proches, si connivents, unis et à la fois disjoints. Longuement nous cherchons comment nous sortir du labyrinthe de la collaboration G. dans lequel nous sommes enferrés. Sans vraiment converger.

À l’aube, après une nuit sans sommeil, je vais errer dans Ueno-koen, poser quelques poèmes et mon esprit, j’écoute le concerto pour violon de Barber, et je suis tellement émue de ressentir, comme au printemps dernier [ici et tous les billets suivants], la puissance douce de la différence ici. Longtemps j’ai été étrangère sans l’être au Japon, et cela me frustrait. Maintenant, je suis étrangère sans l’être, je lis toute la différence, et je ne cherche plus à la résoudre. L’acceptation d’être, disions-nous l’autre jour, dans deux conversations indépendantes, avec ma brillante C. et l’élégant M., c’est probablement la seule façon de vivre.

Son : Samuel Barber, quel étrange que son Concerto pour violon, pourtant si américain et si grandiloquent, soit devenu depuis l’année dernière, la musique qui accompagne mon Japon. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Bellefonte

J’aime beaucoup Bellefonte, ce coup de cœur de Talleyrand, coquet vestige industrieux tout en briques, aux anciennes cheminées d’usine et aux moulins suspendus sur une rivière gonflée de printemps. L’eau et les rails se faufilent entre les collines appalachiennes, dans des bois aux consonances amérindiennes. Chasse aux œufs pailletés sous le déluge (disons plutôt une session de football américain dans un champ de boue parsemé de boules en plastique, à saisir dans la bousculade et les larmes – mais quel carnage et quelle étrange notion de Pâques), un aller-retour dans une vieille locomotive restaurée par la société des chemins de fer historiques, et pour finir, latte et chocolats chauds dans un café bobo, à lire Feynman, pendant que les garçons travaillent leurs manuels de français. La paix et la merveilleuse compagnie.

The Bellefonte Central Railroad: (gauche) Un train BCRR quitte State College, circa 1910; (droite) Conducteur George R. Parker et son “bateau” à la station BCRR derrière l’ancien Main Engineering Building.

Richard in love

Richard Feynman et son Surely You’re Joking Mr Feynman, est la raison principale pour laquelle j’ai choisi d’aller à Caltech pour mon postdoc. Mais on m’a raconté de drôles d’histoires à Caltech. Et Mme C. aussi, m’a raconté bien des choses. J’étais prête à le dépeindre comme un horrible womanizer dans mon chapitre – et je me décide tout de même à re-vérifier mes sources. Je tombe sur un article de Sotheby’s qui met en vente ses lettres d’amour à sa première femme. Son premier et grand amour, décédée à 25 ans de tuberculose, alors qu’il travaillait à Los Alamos sur le projet Manhattan. Jusqu’à la fin, aveuglé malgré son amour, ou par son amour, il lui aura écrit d’être plus « gentille », d’arrêter de pleurer et de se plaindre… Ce n’est que dans son avant-dernière lettre qu’il finit par comprendre.

My Wife:
I am always too slow. I always make you miserable by not understanding soon enough. I understand now. I’ll make you happy now.

I understand at last how sick you are. I understand that this is not the time to ask you to make any effort to be less of a bother to others. It is not the time to ask any effort at all from you. It is a time to comfort you as you wish to be comforted, not as I think you should wish to be comforted. It is a time to love you in any way that you wish. Whether it be by not seeing you, or by holding your hand, or whatever. […]

I will come this week and if you don’t want to bother to see me just tell the nurse. I will understand darling, I will. I will understand everything because I know now that you are too sick to explain anything. I need no explanations. I love you, I adore you, I shall serve you without question, but with understanding.

I am sorry to have failed you, not to have provided the pillar you need to lean upon. Now, I am a man upon whom you can rely, have trust, faith, that I will not make you unhappy any longer when you are so sick. Use me as you will. I am your husband.

I adore a great and patient woman. Forgive me for my slowness to understand. I am your husband. I love you.

— Lettre de Richard Feynman à Arline Feynman, 6 juin 1945

Sa femme Arline décède dix jours plus tard. Il raconte dans ses mémoires son périple pour arriver à son chevet depuis Los Alamos, après avoir crevé sur la route je ne sais combien de fois, quelques heures à peine avant la fin. Et c’est un mois plus tard que la première bombe atomique détonne dans le Nouveau Mexique.

Ensuite, pendant seize mois, Richard continue d’écrire à sa femme morte.

C’est bien plus intéressant ainsi, que d’étiqueter quelqu’un avec un hashtag #metoo, d’explorer sa complexité, son vécu, sa vie construite dans le flot sociétal.

Richard et Arline Feynman, au sanatorium d’Albuquerque

C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants [3]

« En somme, tu te fais chier, » conclut ma sœur, que j’appelle au milieu de sa nuit, les mains dans la vaisselle. Elle n’a probablement pas tort, ces derniers temps, à part ce chapitre qui luit comme une galaxie naine dans un vide cosmique, je n’ai rien à me mettre sous la dent, c’est la grande disette vibratoire. Pire : toutes mes interactions professionnelles sont de l’ordre de la crispation ou du naufrage, les problèmes pleuvent les uns après les autres, et j’ai absolument zéro aura, rien ne fonctionne, au mieux je ne sers à rien, au pire je rajoute de la friction.

P. est parti se requinquer à Paris, manger du saucisson et du fromage, installer l’arrosage automatique dans notre jardin – et travailler avec son doctorant.

C’est heureux : je peux pleinement utiliser mes garçons pour faire semblant de vivre un roman. Dans la journée, ils sont pleins de bonne volonté, et suivent les trames du quotidien que je leur ai tracés, pour ne pas me laisser déborder. Le soir, nous nous installons sur le lit de A. et c’est l’heure des partages.

Hier, c’était un chapitre de Surely You’re Joking Mr Feynman! en anglais dans le texte. Aujourd’hui, c’était des bouts du Rivage des Syrtes, des paragraphes à la volée pour camper le paysage, les lagunes, la froide amirauté de pierres dans la brume, la guerre figée avec le Farghestan, la rencontre avec Vanessa. Demain, ce sera Kean. Leur curiosité est piquée, ils ne veulent pas que je m’arrête. K. (six ans) affirme qu’il va lire tout seul la suite des mémoires de Feynman. A. veut savoir si la guerre va se remettre en branle dans la mer des Syrtes, et je me dis que s’il était meilleur lecteur (dans deux-trois ans ?), je lui fourrais Gracq entre les mains, et lui conseillerais de sauter toutes les descriptions pour aller se rendre compte lui-même*.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt enneigée, et pour cheminer avec eux à travers tous ces mondes, et retrouver de quoi m’abreuver, me nourrir.]

*J’ai bien conscience du sacrilège. Les descriptions dans le Rivage : évidemment l’essence onirique de ce texte, sans lesquelles il serait littérairement plat comme un pavé de Tolkien. Mais si mon fils s’intéresse à Gracq, je suis prête à accepter qu’il n’en lise qu’une page sur cinquante.

La chambre des cartes

Ka. m’écrit : « Cet univers qui te hante, il existe. C’est toi seule qui le crée. Il ne dépend de personne d’autre. »

Au moment où je prends la plume et que je m’engouffre dans les ruines de Sagra, les lagunes de Maremma, que je m’emmène chez Gracq, hors du temps et de l’espace, dans le vide intersidéral de cavités Fabry-Pérot, je sais que oui, cet univers existe et qu’en cet instant, il ne dépend que de moi.

L’émergence était belle. Les petites perturbations initiales qui se muent en de véritables créations parallèles, puis entrent en résonance les unes avec les autres, cette façon dont la musique et les mots se sont répondus. Chacun a pris un bout de craie et a tracé ses songes dans un décor, sans aucun support matériel, et sans possibilité d’interaction dans une quelconque réalité. Comme si nous nous étions rejoints dans une théorie mathématique.

Si les théories mathématiques sont immuables, si la suspension s’étire, merveilleuse et angoissante dans le Rivage des Syrtes sans jamais se rompre, je n’oublie pas que cette fabulation est mienne, profondément unilatérale et solitaire.

Son : Steven Gutheinz, Atlas, in Atlas, 2018

Carte d’Asie centrale avec annotations manuscrites de Jules Verne, 19ème siècle. Empruntée à la BnF, qui en illustre un propos de Julien Gracq.