Duras au Starbucks de l’aéroport de Xi’an

Est-ce profane de lire Marguerite Duras dans un Starbucks a l’aéroport de Xi’an, en mangeant un roll cake et en buvant un cappuccino au lait d’avoine ?
Après une semaine à déguster les mets faits maison du cuisinier de Xiaodushan, j’avais une envie irrésistible de café hipster, même dans une chaîne – et d’une pâtisserie sucrée. Pause salutaire très courte avant de replonger dans l’ERC. Le 6 novembre sera une délivrance, mais l’élan partagé à quatre, la fluidité et la confiance valent toute la peine.

Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. Un jour, peut-être, au cours des siècles à venir, on lirait cette écriture, elle serait déchiffrée elle aussi, et traduite. Et l’immensité d’un poème illisible se déploierait dans le ciel.

— Marguerite Duras, Écrire, 1993

Duras à l’aéroport de Xi’an, avec un cappuccino Starbucks, nov. 2024

Mission sur le terrain [3] : Jay Chou dans la nuit du Gobi

Sur la route la nuit, les cahots du pick up, la tête qui heurte le toit de l’habitacle, et les épaules ballottées entre celles des deux jeunes ; Fufu conduit et met Jay Chou en fond sonore. B., doctorant à l’enthousiasme et au dévouement débordants, me confie : « I love Jay Chou. » Il a passé la journée à courir entre la machine d’acquisition de données et le talkie walkie posé dehors pour capter, et Pf qui s’égosille : « Bohao ! Bohao ! » en baladant le beacon juché sur un 4×4, pour prendre des mesures jusqu’au pied de la montagne d’or. Le soir tombant nous avons grelotté dans le container qui nous sert de salle de travail d’appoint, en attendant qu’une voiture vienne nous chercher. O. m’avait donné comme mission de faire le log des données prises, et j’ai essayé dans mes temps morts de mettre à jour le diagramme de Gantt de notre demande ERC. F. a réussi à faire parler les bullets aux bons rockets. Et les throughput tests sont excellents, bien au-delà de ce que nous espérions. Nous savons que le dîner nous attend, à base de légumes inconnus et de viandes revenus dans des épices inconnues, des lawasa [orthographe hasardeuse], les nouilles locales en forme de poissons. Nous allons reprendre des forces et nous y remettre, dans une nuit glissante et de chaos. Alors ce quart d’heure – il fait bon dans le pick up, et nous sommes ensemble, à nous laisser bercer par la soupe de Jay Chou et à voir les monticules de sable se dérouler dans les phares, notre base de vie blanche perçant l’obscurité.

Son : Jay Chou, 青花瓷 (Blue and White Porcelain), 2007

Jay Chou, Blue and White Porcelain, clip, 2007

Dunhuang

Dans le taxi entre l’aéroport et l’hôtel, je prends dans ma cornée rayée les rangées de peupliers, cet effacement du ciel dans le vent et la poussière, les dunes de Mingsha comme un arrière-plan photographique. Les oasis, ces villes du désert ou de la pampa, leurs routes droites et leurs chiens errants, le terrain a maintenant une empreinte en moi, qui s’éveille et s’excite à son contact. À côté de moi, Pf m’explique le programme du lendemain, nous parlons astronomie chinoise et antennes large-bande-mais-compactes. Il me montre les feuilles cuivrées qui bordent notre route et m’explique : c’est la plus belle saison à Dunhuang, l’automne.

Dunhuang, oct. 2024

ERC Synergy – le roman fleuve

Je crois qu’il faut écrire une note sur cette intensité*. Elle est dévorante mais riche. Écrire le processus de façonnement de cette proposition européenne, dont la date limite est dans trois semaines, et pour laquelle nous demandons 14 millions d’euros.

L’idée, nous l’avons et elle est jolie. C’est O. qui la esquissée au détour d’une réunion il y a deux ans, puis je l’ai développée avec S. pour postuler à des bourses franco-américaines, qui me permettraient de partir dans les bois. Et pendant cette année pennsylvanienne, nous nous sommes attelés à la démonstration de la faisabilité et des performances par simulations.

Un matin, quand VN. m’écrit qu’il vient de trouver un énième bug dans son code, et que les résultats que j’avais trouvés sont sous-estimés d’un facteur 1.5, je refais les figures, je les poste sur le fil commun, et nous nous réjouissons. Peut-être pouvons-nous encore gagner un peu ? Nous cherchons avec les doctorants et les post-docs, J., S. et O. ; pendant qu’en parallèle, V. sort de beaux résultats sur d’autres aspects cruciaux.

Quelques jours plus tard, en fin d’après-midi, VN. trouve un autre bug, qui nous fait perdre un facteur 2. Lorsque je reçois son mail, je suis au milieu d’une réunion, et c’est difficile de garder la face alors que je me délite. J’envoie deux bouteilles à la mer, vais chercher mes enfants à l’école, les gens se rendent disponibles, VN. immédiatement lance une série de simulations. Nous itérons, nous convergeons, ça prend deux-trois jours, dans les montagnes russes des paramètres à tuner.

Avec J., ce soir-là à 19h, on regarde mes figures, et on parle calmement, avec beaucoup de considération et d’amitié. Il me dit en riant : « Je pense que tu peux dormir ce soir, et moi aussi. » Nous résoudrons ce problème par la rhétorique, et par de petits jeux de facteurs. Et je le savais. Mais pouvoir me reposer sur ces résonances, c’est un soulagement de l’esprit. D’être d’emblée d’accord que les choses ne seront pas un problème, que nous trouverons les solutions, toujours, car c’est cela, notre métier.

J’essaie d’augmenter les flux théoriques, histoire que notre instrument puisse les toucher. Mais V. fait remarquer : il vaudrait mieux rajouter 5 stations et détecter quelque chose, que d’augmenter les modèles et ne rien voir à la fin… Il a raison, V., c’est ça le recul et la pertinence stratégique.

S. dit tranquillement qu’on va les faire rentrer dans notre plan, ces 5 stations. O. est désorganisé, en retard, mais il livre toujours, et ce qu’il fait vaut de l’or. Et puis il nous fait rire, ce con. J. est d’une fiabilité sans faille, un roc, d’un pragmatisme éclairé. Il ne rechigne devant rien, il rédige, taille, arrondit le texte, il dit des choses aimables, voire adorables. Les gens se complémentent dans leurs forces et leurs aspérités, se répondent les uns les autres, en phase, en synergie, en interférences constructives.

Hier dans la nuit, le budget enfin finalisé par O. dépasse de 2 millions, et nous n’avons même pas encore mis les 5 stations supplémentaires. La discussion dans l’après-midi est difficile, nous faisons chacun l’effort de couper un peu, exercice intéressant de trouver l’endroit raisonnable au milieu des milliers de paramètres. Finalement, nous descendons à 20 stations et entrons dans le budget imparti ; je suis déprimée de la courbe qui y correspond : nous touchons à peine les modèles. Puis nous remontons la pente, je poste la courbe de 24 stations. Super, disent-ils, et voilà où il faut arriver. S. propose des coupes intelligentes, O. parle en français et il dit : « On y arrive. » 

Je cours chercher mes enfants, qui comme tous les jours m’attendent patiemment, alors que je fais partie des derniers parents, avec mes cinq minutes de retard. Je suis toujours en visio, mes écouteurs dans les oreilles. I. que je viens de pinger nous a envoyé des chiffres depuis l’Argentine. Nous les intégrons. Et comme nous remontons la rue, mes garçons parlant de la quantité de devoirs pour les vacances, et moi de shipping costs dans mes écouteurs, J. finit par passer un ingénieur à 80% et ils s’exclament : « Ça y est ! »

Je demande haletante – car je ne vois pas la feuille Excel : sur 24 stations ? « Oui ! » disent-ils en chœur. Et je me jette sur mon ordinateur en enlevant mes chaussures, car sans perdre de temps, nous parlons maintenant du retour de la relectrice sur notre premier document rédigé… Très intéressant, et il faut travailler encore. Ré-écrire, repenser la mise en avant du projet.

Je fais tourner des simulations, je sors des figures, je construis la science de cet instrument, et ça me plaît beaucoup, je nous sens chacun solide dans son rôle, nous respectons nos aspirations, nos expertises mais aussi nos désirs de partager les tâches de service en fonction des possibilités des laboratoires.

On critique beaucoup cette façon de faire de la recherche à coups de grands financements par projets, et il est vrai que les faibles taux de réussite sont navrants. Mais quel que soit le résultat pour cette candidature, j’apprécie ces rebondissements, ceux des résultats et des cerveaux les uns sur les autres. Construire, se projeter, ce travail collectif des esprits dans une visée commune, le partage infaillible des hauts et des bas, comme on se rattrape, se soutient, et se tire vers le haut les uns les autres. J. me déclare qu’il nous adore tous les trois, je fonds et lui réponds en posant ma main sur le cœur. Je ne doute pas que nous butions par la suite sur des crispations et des difficultés, mais il y a, c’est vrai, une perfection douce, comme quatre pièces de puzzle qui s’imbriquent, au-delà des expertises techniques et scientifiques. Ça tombe bien, car la demande que nous portons tous les quatre – avec nos solides satellites – s’appelle Synergy.

*On documente et on conte le développement des grands instruments, des grands projets, mais qui documente et conte le déroulé de la soumission d’une demande de financement ? C’est pourtant aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, un pan non négligeable de nos recherches, et participe à leur façonnement.

Son : Nils Frahm, Mari Samuelsen, Christian Badzura, Scoring Berlin, Jonathan Stockhammer, Hammer (Arr. Knoth for Solo Violin, Piano, Strings & Electronics) in Life, 2024

Lola rennt, film de Tom Tykwer, 1998 – l’histoire d’une fille qui court après de l’argent… merci Da.

L’équipe

K. déguste son foie de veau aux cidre comme si elle allait s’évanouir de béatitude. Quand je lui demande s’il y a des bas dans sa thèse : « Ah oui, les fameux bas… je ne les ai jamais vus, je dois être un peu idiote, je m’amuse tellement ! »

M. au matin, dans mon café hipster, quand je lui demande comment elle se sent en ce moment : « Mais super, ça se passe super bien, je m’éclate dans ce que je fais. »

J., qui vient de commencer il y a trois semaines, assis à côté de moi avec sa planche de jambon de parme : « Bah franchement, je t’avoue, je ne pensais pas que j’allais prendre autant mon pied dans ma thèse ! Je suis trop content ! »

Et les autres nouveaux venus, et C, V, S, F toujours magnifiques, les chercheurs et ingénieurs sur lesquels on peut compter, cette équipe pleine d’entrain, que j’entraîne dans mes cafés, mes restaurants, les résultats qui se construisent avec leur brio et l’intensité complémentaire de leurs esprits, les sujets qui se répondent que nous avons choisis avec O. et R..

J’aime que nous soyons cette effervescence. Le domaine s’y prête. La phase de l’expérience s’y prête. Vous êtes ceux qui posez les premières vraies pierres de G.. Bientôt, je suis sûre, nous irons fêter la détection avec nos antennes des premiers rayons cosmiques.

Transatlantic Princess 3

Ce n’est bien sûr pas une coïncidence qu’à mon retour de Pennsylvanie, je me sois précipitée sur Novecento et sur L’arrestation d’Arsène Lupin, dont l’histoire est construite autour d’un élément principal : la traversée transatlantique.

Before sunrise
I’m dazed and confused
Just like Julie Delpy
Like Leia say you do
[…]
Now I’m looking at the sun through
My eyelids
My eyelids
Now I’m drifting in the astral plane
When will I see you again?
Are you drifting in the astral plane?
[…]
One thing, one thing I can tell you
You look good when you’re tired
On a transatlantic flight

Leif Vollebekk, Transatlantic Flight, in New Ways, 2019

Son : Leif Vollebekk, Transatlantic Flight, in New Ways, 2019.

Le sourire de la lune, en version empourprée, juste avant qu’elle ne se suspende à l’aile de l’avion Air France Chicago-Paris, juillet 2024.

Arsène Lupin a fait cela

Mon amour depuis trente ans, dans la collection Bouquins.

Pour continuer dans la thématique de connaître quelqu’un :

– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.

— Arsène Lupin, dans L’arrestation d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc, 1905

[Quel génie, vraiment, ce Maurice Leblanc.]

Amélie Nothomb parle

– de sa confiance envers son éditeur
– du bouleversement que peut être le courrier de ses lecteurs
– de la connexion qui peut arriver avec une personne
– de la nécessité de l’effort et de la discipline (japonaises) dans toute entreprise

Cette interview, on se croirait dans un exercice de funambulisme, où la force et l’émotion touchent à la fêlure. C’est rassurant que l’on lise encore, et qu’on lise encore des personnes de cette trempe, qu’en ces temps désarticulés, on sache encore identifier et mettre en avant ces carmins-là.

L’Univers violent

Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.

Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.

Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.

R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.

La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.

Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?

Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.

Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.

Dans la pampa argentine, vers Malargüe, nov. 2023