Françaises pyromanes et écorchées

Transportée, soufflée, arrachée par deux découvertes musicales cette semaine. Que c’est beau, le français, déposé comme des cailloux sur des portées et dit avec une précision et une justesse écorchées. [Merci L.]

Clara Ysé : sa voix de magicienne lyrico-urbaine et ses textes pyromanes que je n’arrive plus à m’empêcher d’écouter, toute la journée, toute la nuit, une sorte de drogue d’univers. Tout, jusqu’à la couverture de l’album est un ciselage, de syllabes, de notes et d’images. Et ça me déchire à l’intérieur jusqu’à faire juter les larmes.

Deux rubis dans cet écrin à bijoux : Douce, Le monde s’est dédoublé.

Ce matin il est arrivé une chose bien étrange
Le monde s’est dédoublé
Je ne percevais plus les choses comme des choses réelles
Le monde s’est dédoublé
[…]
J’ai accueilli un ami, qui m’a pris dans ses bras
Et m’a murmuré tout bas
Regarde derrière les nuages il y a toujours le ciel bleu azur qui, lui
Vient toujours en ami
Te rappeler tout bas que la joie est toujours à deux pas
Il m’a dit : prends patience, mon amie, prends patience
Vers un nouveau rivage ton cœur est emporté
Et l’ancien territoire t’éclaire de ses phares
Et t’éclaire de ses phares

— Clara Ysé, Le monde s’est dédoublé, in OCEANO NOX, 2023

Zaho de Sagazan : plus pulsé et torturé, voire tordu, mais ces textes égrenés comme une raison de survivre, un phrasé au rythme addictif et d’une poésie viscérale. Idem, impossible de m’arrêter de l’écouter, ça colle dans la nuque, et j’en reveux, encore, encore, pour l’abrasion des sens et des émotions.

Deux météorites dans cette capsule lunaire : Tristesse, La symphonie des éclairs

Qui va là, tristesse
Vous ne m’aurez pas ce soir
J’ai enfin trouvé la sagesse
Et désormais les pleins pouvoirs
Quelle audace de me faire croire
Que je ne suis qu’un pauvre pantin
Manipulé par vos mains
Dégueulasses de désespoir

— Zaho de Sagazan, Tristesse, in La symphonie des éclairs, 2023

Kalorama Road

Son : Thom Yorke, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Suspirium (arr. Rimmer), 2020

La Résidence de France sur Kalorama Road a quelque chose de factice à première vue, comme un décor de cinéma, avec sa statue de la liberté dressée dans le jardin, derrière les grilles noires, son éclairage bleu blanc rouge qui se prolonge dans le hall et dans les multiples salles surplombées de lustres de cristal comme des boules disco. Mais à l’intérieur, bois ancien et moulures remis au goût du jour, dans ce mélange architectural moderne épuré, de blanc, de miroirs et d’œuvres d’art monochromes. C’est élégant, sophistiqué, une vitrine parfaite de la France.

Résidence de France, Washington D.C., jan. 2024

Lorsque J. me présente à son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, celui-ci commence par cette petite note galante : « Oui, je vous avais repérée ce matin à la NASA, vous avez posé une question qui m’a parue très pertinente. » Et moi, dans mon plus grand naturel, de lui annoncer dès les trois premières minutes de la conversation : « Le grand avantage de travailler comme astrophysicienne à l’Université de Kyoto, c’était que j’avais trois toilettes pour moi toute seule. » Je me dis : soit ça passe et ça détend l’atmosphère, soit je vais aller manger une autre part de galette à la frangipane. Au-delà de toutes mes espérances, il me répond en faisant une référence espiègle à Stupeurs et tremblements.

Alors nous nous isolons dans une petite bulle, au milieu du salon de la Résidence de France. Il me raconte son parcours, son fils, son précédent poste en Chine, il a le regard un peu triste et blasé, il est très élégant, et il se penche pour me dire toutes ces choses, par-dessus ses mains jointes, parfois je me demande : est-ce bien protocolaire ? Voilà vingt minutes que j’ai alpagué l’ambassadeur de France aux États-Unis et qu’il me regarde dans les yeux, comment dois-je le libérer ? Et c’est étrange, apaisant et très beau, ce qu’il me dit, sa vision si humble de la fonction, de l’être humain accessible sous la peau de la politique. Il me raconte quelques anecdotes et découvertes, je crois que je pourrais l’écouter me raconter le monde et les gens qui font ce monde, pendant des heures.

Finalement, nous rompons le charme, parce qu’il faut qu’il aille tenir de vraies discussions, entretenir de vraies personnes importantes, et moi que j’aille manger du jambon de Bayonne. C’est au lendemain, lorsque tout le bureau Science de l’Ambassade me tombe dessus pour savoir de quoi j’ai discuté si longuement avec Monsieur l’Ambassadeur, et pourquoi il avait l’air si absorbé, que je réalise que j’ai effectivement fait une magnifique erreur de protocole.

Le reste du temps, je joue les rôles que je suis venue jouer avec un plaisir certain, discuter science pure avec des chercheurs, stratégie avec des Prévôts d’universités, des dirigeants CNES ou NASA, le bureau CNRS à Washington, et à rattraper vingt ans avec mon attaché scientifique préféré. En soirée, je m’envole dans une présentation sur G. dans la salle de bal de l’ambassade, qui m’émeut autant que le public, je crois.

Puis je prends le volant : les notes de sax de Jess Gillam ouvrent les routes sombres et vallonnées du Maryland et de la Pennsylvanie. À une heure du matin, j’ai fait les trois quarts du chemin à peine. Je cligne des yeux, engourdie, mon esprit erre entre les murs blancs colorés de miroirs et de lustres bleu blanc rouge, je pense au goût de la truffe et du Comté, je pense à J. quand il me corrige : « si je peux me permettre, moi c’est la crise de la cinquantaine que je fais, » au visage de l’ambassadeur quand il s’incline pour me dire ce qui le touche, pour me dire sa surprise, éternelle, à soulever le voile, la peau humaine et découvrir l’altérité.

Je me gare chez moi, entière, à deux heures du matin. Et j’en suis un peu étonnée.

Apollo 11 : suspensions

Dans la salle de l’exploration lunaire, bouleversée par la reconstitution de l’alunissage tel que vécu depuis Apollo 11. Transformer une guerre nucléaire potentielle en course pour aller marcher sur la lune, c’est d’une poésie. Puis la concentration dans les voix d’Armstrong et d’Aldrin ; on pense au tunnel cérébral dans lequel ils rentrent, au moment où la capsule descend. Cette suspension. Où il n’est pas clair qu’ils vivront. Où il n’est pas clair qu’ils aluniront. Suspension, encore, au moment où il avance son pied et va fouler ce sol. Suspension vertigineuse, enfin, au moment où ils ont tout vécu et qu’ils retournent vers la Terre. Que survivre alors est presque un bonus, mais semble obligatoire, vu le déroulement parfait de tout le reste.

Il faudrait faire une collection de ces moments suspendus dans l’Histoire. Le moment où le temps continue mais l’esprit a saisi le ponctualité de l’instant. Le moment où l’avant et l’après se confondent en une singularité. Et tout semble s’étirer, dans l’âme comme dans le déroulement des choses, comme pour mieux emplir ce qui nous constitue, cette baignade ultime dans la construction poétique de l’Humanité.

Reconstitution de l’alunissage, vécu depuis la capsule Apollo 11. Space and Air Museum, Washington D.C., jan. 2024.

Lorsque je lui envoie ce film, S. a cette déclaration, le bouleversement rendu au bouleversement : « Le tout c’est d’être assez poète et givré pour se lancer … et le faire ! Un peu comme planter des antennes radio dans le désert. » Je m’arrête. Réalise. Savoure. Et réponds l’air de rien que c’est bien plus pépère d’attendre que les particules tombent, les pieds rivés au sol – mais que oui, la poésie est bien là.

« Et merci de partager cette aventure avec moi. »
Cette phrase, si douce et pleine de tout ce qu’est pour moi le projet G., je ne sais plus si c’est lui ou moi qui l’écris en premier.

L’Espèce fabulatrice

Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Ed. Babel, 2008.

Nancy Huston, toujours dans des thématiques et des propos d’une résonance phénoménale, dans un essai qui se dévore comme un petit roman. Il s’agit justement du roman dont elle parle. Du fait que nous sommes, Humains, dans la fiction dès l’instant zéro, à partir du moment où nous nommons, où nous cherchons un sens à ce qui se passe, dès la conscience de notre existence. Nous fabulons, et c’est un véritable pouvoir – pas seulement restreint aux écrivains.

Vous fabulez, en toute innocence. Par les mêmes procédés qu’emploient les romanciers, vous créez la fiction de votre vie.

— Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, 2008

Son texte va dans le sens des titres anaphoriques de mes billets : « La vie comme un roman ». Et l’autre idée qui m’a toujours été chère qu’elle argumente, est que oui, cette vie est un roman, et nous avons le contrôle du personnage que nous y développons. Nous pouvons le jouer et écrire notre vie.

[Les personnages de roman] nous donnent de la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent, et – plus important encore – par rapport à nous-mêmes. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions – et que, du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en modifier le cours.

Elle conclut, après avoir, d’un paragraphe bien senti, envoyé au tapis Schopenhauer, Bernhard, Houellebecq et leur nihilisme :

La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons.

Notre condition, c’est la fiction ; ce n’est pas une raison de cracher dessus.

A nous de la rendre intéressante.

Je répète, pour ceux au fond à côté du radiateur qui ne suivent pas : la vie est un roman, à nous de nous rendre disponibles et la rendre intéressante.

Workshop [-1] : Être mère-physicienne

À l’aube, mon téléphone est plein d’alertes météo. L’école est fermée.
« C’est tout blanc tout joli par la fenêtre, » m’écrit O. depuis son hôtel.

Comment faire lorsque tous vos proches collaborateurs ont débarqué d’Europe, qu’il faut préparer d’urgence votre workshop international démarrant le lendemain, que les routes sont enneigées, les écoles fermées, votre mari dans les airs transatlantiques et peut-être bloqué, qu’il n’y a personne dans ces forêts pour vous suppléer ?

Il n’y a pas le choix : je dis aux enfants de s’habiller pour la neige et je les (en)traîne. Au café, pour eux chocolats chauds, pour les grands discussion et espressos. La traversée des grandes pelouses devant le Old Main et une bataille de boules de neige initiée par O. ; à l’université, tester la salle, les derniers détails, visiter des laboratoires de construction d’antennes puis emmener tout le monde déjeuner d’un ramen.

L’après-midi, il n’y a toujours pas le choix : j’accueille cette foule joviale dans ma salle à manger. V. commente que la maison est joliment décorée. O. écoute les noms des cinquante pierres précieuses de A., des trente peluches de K. Physiciens comme enfants sont d’un naturel et d’une délicatesse parfaits.

Toute la journée, il n’y a pas le choix, mais il y a mieux. Cette miraculeuse opportunité, dans la bienveillance des uns et les efforts des autres, d’être ce qui me paraît si juste : mère-physicienne dans son entièreté.

Et ce que mes garçons ne savent pas, c’est que pendant les cinq heures où ils jouent tranquillement dans leurs chambres, m’autorisant à être mère-physicienne, nous esquissons, dans une euphorie studieuse, le premier dessin de ce que sera peut-être le futur projet G.

Et ce que mes collègues ne savent pas, c’est que, de me révéler mère-physicienne, ce succès d’un jour qui résulte d’un labeur parallèle sur huit années*, vaut pour moi presque autant que le dessin de notre futur projet.

*Mon projet G. et mon fils aîné ont exactement le même âge.

Brainstorming dans une salle à manger pennsylvanienne, jan. 2024, O.M. tous droits réservés.

Un pur produit de l’Éducation Nationale

En recherchant dans ce carnet mon billet sur la Symphonie #6 de Sibelius, je constate avec amusement que j’y fais référence à Faust. Et encore plus amusant, le billet qui suit évoque cette scène parisienne de Woody Allen. J’écris à un ami cher, avec force émoticons de facepalm, que décidément, je n’ai pas évolué depuis treize ans. Pire : ce sont en réalité des découvertes de mes années lycée, ce qui étire ma stagnation culturelle sur quelques vingt-cinq ans.

En vérité, je crois que je dois ma (maigre) appréhension du monde à ces années lycée. Je ne sais pas qui était aux manettes pour dessiner le programme de Lettres et d’Histoire en 1997-2000, mais, mis à part cette erreur grossière de nous imposer Les confessions de Rousseau au bac de français*, c’était magistral. Tout se complétait et se parlait : Electre et l’entre deux guerres en Histoire, Lili Marleen ou les tableaux d’Otto Dix dans les cours d’Allemand, Hemingway et tous les auteurs de la crise de 29 dans nos six heures hebdomadaires de littérature anglo-américaine… J’ai dû lire un livre par semaine à cette époque, tous les mercredis soirs il y avait la diffusion d’un vieux film classique sur Arte, et j’écrivais mes dix pages de commentaires composés en écoutant France Musique.

J’avais quarante-cinq heures de cours par semaine, et je me plaignais de bleuir sans cesse des copies, ma bosse d’écriture sur le majeur droit avait la peau qui pelait, et puis tous les jours, dix fois par jour, je passais d’un état de résonance ultime à une envie de mourir. Mais bon sang que c’était sublime et nécessaire. Oui, nécessaire. Car avec le recul, c’est exactement là que je me suis définie. Tout le reste n’a été qu’incrémentations.

Au final, je ne sais pas si j’étais d’emblée sensible aux colorations variées de cette longue période qui s’étend depuis la fin du 19ème jusque vers 1970, ou si l’Éducation Nationale m’a juste endoctrinée à un moment où j’étais la plus réceptive. Probablement un peu des deux. Enfin, l’« endoctrinement », ça a été justement de penser par nous-mêmes. Je trouve extraordinaire l’enseignement que nous avons reçu sur cette émancipation de l’esprit : d’être aussi profondément nourris, d’ingurgiter tant, pour pouvoir ensuite avoir des outils pour mieux penser et discuter notre monde. Comme on apprend à peindre de façon classique avant de se lancer dans l’abstraction, j’ai eu le sentiment qu’on nous a bourré le crâne pendant longtemps, mais que c’était pour une bonne cause, parce qu’à l’âge où nous avons commencé à en être capables, on nous a appris à croiser tout cela, à critiquer, à adopter ou rejeter, à comprendre les courants, la complexité et la beauté. Pour devenir ces personnes qui agissent, débattent et créent maintenant au cœur de la société. (Ou qui font de la socio-analyse rétrospective de comptoir baveuse dans des carnets en ligne…)

*Pardon, mais aucune chance que des lycéens de 16 ans s’identifient ou trouvent un quelconque intérêt aux réflexions dégoulinantes d’un narcissique mégalo qui revisite sa petite enfance au 18ème siècle. Et il n’y avait aucune connexion possible avec les autres matières étudiées en Première. Il y a tant d’autres grandes œuvres qui pouvaient vibrer avec nos préoccupations de l’époque ou celles à venir, qu’il pouvait être utile d’avoir explorées une première fois. Là, c’était à mon sens une erreur de casting.

Horloge solaire 1673 de l’escalier principal du Lycée Stendhal à Grenoble, ancien collège de Jésuites, que nous montions et dévalions huit fois par jour. Nous la regardions à peine au bout de trois ans, mais il est évident que le bâtiment participait au sentiment du Savoir. © Laurent Ravier

Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

Beautés cathédrales

Ce chapitre Chandra me donnera du fil à retordre jusqu’au bout. C’est la troisième fois que je le re-travaille, et j’en ai plus qu’assez d’avoir le mal de mer sur son bateau de l’Inde vers Cambridge, et de devoir trouver une façon moins « pédestre » (sic mon éditeur) d’expliquer la physique de la fin de vie des étoiles. J’acquiesce parce qu’il sait [et parce qu’avec son regard bleu brillant, intelligent et envoûtant, il réussirait à me convaincre de parler d’astrologie]. Il n’empêche que j’avais envie de lui répondre : ici, la physique monumentale se suffit à elle-même, pas besoin de mon « lyrisme » (re-sic) ou d’envolées imagées artificielles. Quoi de plus bouleversant que ces séries d’effondrements de cœurs stellaires où la gravité est contrebalancée par des forces concoctées par des cerveaux de théoriciens tarés et géniaux ? Cela m’émeut toujours, cette cathédrale de la science, bâtie pierre par pierre au fil des siècles et des esprits, comme un relai infini de l’Humanité. Et lorsqu’une bizarrerie développée et expérimentée dans des laboratoires terrestres trouve un écho confirmatoire aux confins de l’Univers, c’est là, à mon sens qu’est la beauté de notre métier. Et puis l’incongruité de ces forces : des électrons et des neutrons qui ne supportent pas d’être à touche-touche et se repoussent… et dans cette impossible cohabitation donnent naissance à des naines blanches ou des étoiles à neutrons !

Parfois, je me dis que je fais fausse route dans ce livre, car la véritable vibration dans tout cela est à trouver dans la dérivation des équations. Dans le cours de physique statistique que je dispense en École, il y a chaque année ce moment : quand j’ai les mains pleines de craie (et mon jean, et le col de mon chemisier), et au bout d’une heure quarante-cinq, le tableau noir rempli et effacé dix fois, après avoir expliqué et testé les erreurs historiques, les hypothèses à revisiter, quand j’encadre l’expression de MC. Ce moment où j’annonce sans prétention, d’une voix que je tente de garder posée et professorale : « Et voici la masse de Chandrasekhar. »

Posée et professorale, alors qu’à l’intérieur, c’est un petit morcellement. Ça fait vingt fois que je l’effectue, ce calcul, et à chaque fois, l’éblouissement. Je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et ça finit toujours par suinter par les jointures – et l’extrême plaisir, chaque année, de voir plusieurs regards s’allumer en réponse, ceux qui ont peut-être vibré un peu avec moi dans cette quintessence scientifique.

Alors que je déambule entre les arc-boutants de la Cathédrale en éternelle construction, dans ce carnet, dans mon livre, dans l’enseignement, le partage est ma clé de voûte.

Cathédrale de Milan, plan, élévation, et éléments architecturaux. Illus. in: De architectura / Vitruvius Pollio ; tr. & ed. by Cesare Cesariano, 1521.

Post-Chapter 2

Je passe les premières nuits de l’année dans un exercice singulier, à éditer-vivre mentalement une promenade parisienne chatoyante, à partir de faits réels. Transposer le partenaire, ajuster les détails croustillants qui permettent l’unité, dérouler une conversation fictive où la science est centrale, sur une trame d’amitié profonde. Vers trois heures du matin, j’atteins enfin le bout de mon excursion cérébrale, pose les deux dernières phrases de mon chapitre avec le sentiment – souvent faux, issu de l’hallucination – d’une haute perfection. Et je m’enfonce dans le sommeil.

Dix heures plus tard, je sors d’un tunnel sans rêve. Hagarde, je m’habille, sors de chez moi, une lumière semi-divine rase les maisons de bois américaines. J’observe mon allée qui a curieusement changé ; tout a changé, au cours de la nuit. Je parcours avec suspicion le chemin jusqu’à mon café. Je vois bien qu’une multitude de petits détails diffèrent. L’angle de retombée des branches de ce buisson, la hauteur entre les pavés du trottoir, le parfum sans tain de l’air. Je suis persuadée que j’ai traversé quelque singularité et que je suis dans un monde parallèle.

Une réalité, elle aussi hautement inhabituelle, mais la réalité, atterrit dans mon champ, dans un tourbillon de poussières. Un bras mécanique sort de la soucoupe, cueille ce qui restait de mon existence physique, me ramène sur Terre séance tenante, pour que je puisse m’agiter, bouger les bras, houspiller et même enfoncer ma carrosserie dans un poteau à reculons.

J’ai laissé dans l’autre monde un paquet de neurones, ceux qui scintillaient, mais enveloppés dans un linge de torpeur. Le bras mécanique a dû croire à un déchet, l’intelligence artificielle a encore des progrès à faire.

Walt Disney Pictures, Wall-E, 2008

2023

2023 finalement se résume en un mot : écriture. Dans cette renaissance, une maille de particules scintillantes m’a connectée à tout. L’écriture a modifié mon approche au monde, aux personnes, à la chercheuse que je suis, la mère que je n’aspire pas à être, et a provoqué la profusion de nourritures humaines.

Je ne pense pas qu’il soit possible de vivre éternellement avec ce rythme-là, cette folie-là implantée dans le crâne, dans une semi-exaltation sur 70% de l’année. Impossible de continuer à mener tant de vies parallèles, tout en secouant violemment les âmes que je croise – qui ont pour l’instant, souvent, la bonté et l’élégance de me remercier de le faire.

Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est que lorsque la nouvelle année s’ouvre et que je serre les dents pour encaisser la tempête de travail qui s’annonce, il y a en ligne de base, en mon sein, une grande paix. La grande paix d’être.

Et peut-être qu’avec cette quiétude-là, je réussirai à mener la barque de ma folie en 2024, j’ai encore envie d’être surprise, tous les jours, à chaque instant, encore envie de m’arrêter dans mon quotidien, de vous croiser, de partager, de m’émerveiller et de venir écrire ici avec mon ridicule enthousiasme : « Ma vie est un roman. »

Gesine Arps, Cammino sul raggio di luce, 2022/23