Belvès

Un peu avant le couchant à Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière. De celle, parfaite, qui se plaque aux pierres ocres et capture l’instant. Le silence, les cloches qui sonnent dix-huit heures, et le roucoulement prolongé d’un pigeon ramier.

Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière, février 2025.

Histoires belges

Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.

Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.

À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.

Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987

Le dernier road-trip

La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.

La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.

Indiana Dunes, Indiana, juillet 2024

Mécaniques des esprits

Retour, quatorze heures de route sous la pluie, la nuit, la mécanique des essuie-glace, lorsque les hurlements autistes se sont annulés dans mes écouteurs, je songe aux équilibres et déséquilibres familiaux, à la nécessité de rompre cette convention sociale de toujours partir en vacances en famille, et je fais un tri rapide et précis dans ma tête en sabrant mes appréhensions : comment s’organiser à Paris, comment être mère et diriger un laboratoire, quelle prof de piano pour mes enfants… Cette année américaine a posé en moi un sens plus aigu des priorités, des choses qui n’ont pas d’importance, la confiance tranquille en les opportunités – je ne crois plus à la prise de tête. Je repense aux conseils précieux de R. : identifier ce qui requiert absolument mon intervention et le reste, ce sur quoi les gens eux-mêmes doivent prendre leurs initiatives et décisions. Cette année, j’ai enfin compris que la plupart des choses qui me concernent ne sont pas graves. Et j’ai la chance d’être entourée de mousquetons qui permettent toujours des solutions.

Le monde suit son cycle absolu : paix, crises, difficultés, frustrations, montée d’extrémismes manichéens comme idées sur-simplistes d’humains non rodés à la réflexion complexe. Les haines focalisées comme gouvernance et chapeau au chaos, la lutte pour la vie… L’incendie d’Argos, s’ils sont innocents, ils renaîtront.

Enfoncée dans mon siège passager, à la lueur bleue d’un réseau hésitant, j’ai réservé pour la saison 2024/2025, deux pièces de théâtre, trois concerts à la Philharmonie, une comédie musicale au Châtelet et Martha Argerich aux Champs-Élysées. De quoi me rendre l’envie de retourner à ma Ville Lumière ; me nourrir, et nourrir mes garçons, de toute la lumière possible, pendant qu’il est encore temps.

Son : Devics, If We Cannot See, in Push the Heart, 2006

À NYC, quelque part vers Penn Station, février 2024

Le road-trip de la baleine

Les baleines viennent ici manger les petites crevettes que K. voulait absolument me montrer à marée basse, et qu’il recueille dans le creux de ses mains. Elles passent l’été à vivre leur vie faste de baleine, grossissent de 10 tonnes, puis migrent vers les mers du Sud où elles se retrouvent comme dans une grande conférence annuelle, s’accouplent, mettent bas, ne mangent pas pendant si longtemps qu’elles en perdent le quart de leur poids. Les baleineaux tètent le lait maternel, puis suivent leur mère de l’autre côté de la planète, sur la merveilleuse route des courants marins, pour leur premier festin.

Le retour dans le Saint Laurent de la baleine à bosse Tic Tac Toe est célébré dans la gazette locale qu’on trouve à l’épicerie.

Ici on sait un peu de quoi on se souvient. Des Basques qui venaient chasser les bélugas dans les années 1300. Des longues nuits d’hiver aux étincelles magiques des premières nations. Les baguettes ont le goût du pain, les pâtés et les saucissons ont la saveur de ceux qui rusent pour tout conserver et manger bien.

Sur une table de bois, dans les prairies qui descendent vers la mer, je bois une bière aux goûts de pins et d’herbes amères en sabrant quelques mails. Baleines en arrière plan, bière boréale en avant plan : c’est le luxe d’un bureau itinérant.

Son : un peu de chanson inuktitut et du chant de gorge, avec Beatrice Deer, Immutaa, in My All To You, 2018

Le fjord de Saguenay, terrain de jeu des belugas, au dos blanc qui émerge par intermittence, avec la félicité d’un événement transitoire dans un observatoire, juin 2024

Boréale pour de bon

L’embouchure du Saint Laurent, ses fjords, ses îles, ses interminables forêts boréales au vert profond taché du tendre des bouleaux. Pourquoi ne sommes-nous pas venus ici plus tôt ? dis-je à P.
Ça me prend de majesté et de mouvement, ces marées et les couleurs inhomogènes de la mer. Le mélange des eaux, j’aime ces endroits qui ne se définissent pas, qui sont sel et sucre à la fois, qui parlent français comme on roule du lierre entre les joues, ces grands Nord si nordiques que la lumière s’étire encore dans des effilochures de nuages. Cette lumière, je l’ai aimée en Angleterre, en Écosse, dans les escarpements de la Scandinavie, l’année dernière dans le Maine. Elle dit : suspension.

Son : Je sais que ça n’a rien à voir a priori, mais c’est mon son du moment. Et honnêtement, je pense que le titre est mal choisi, on retrouve dans ce morceau les ingrédients du Nord, du Sibelius, du Stravinski… Gustav Holst, Indra, Op. 13, interprété par Ulster Orchestra, dirigé par Joann Falletta, 2012

Entre Tadoussac et Les Escoumins, juin 2024

Montréal, Québec City

Montréal, Québec city : nous y faisons une halte rapide pour attraper une tasse de café véritable, dans ces boutiques bobos hipster internationales. On y parle un français réconfortant et peu pratique (« Feux : Préparez-vous à arrêter » quel genre d’efficacité est visée dans un panneau d’une telle longueur ?). Et cette devise « Je me souviens. » du Québec, ils ne savent pas de quoi, mais c’est joli n’est-ce pas, et plein de sens – c’est ça le Québec, déroutant et attachant de simplicité. On y mange mille fois mieux que de l’autre côté de la frontière, car Jacques Cartier a apporté dans les cales de son navire l’usage des abats du cochon. Dans la ville, je me sens en terrain connu, conquis, un peu comme dans un aéroport. Les villes de ce calibre sont impossibles à ressentir en un passage éclair touristique (un jour peut-être j’y reviendrai en mission et ce sera différent). Mais Québec City, toute en dénivelés, l’amour des vieilles pierres et le parfum du Saint Laurent qui entame sa mue, oui, il y a quelque chose qui parle là dedans, qui parle à la corde vibratoire.

Québec depuis la batterie Demi-Lune, gravure de Coke Smyth tirée de «Sketches in the Canadas». Reproduction par photographie de Denis Chalifour, Musée du Séminaire du Québec, 1838

Au bureau, à Thousand Islands

Thousand Islands
ses îles boisées et ses cabins sur le fleuve Saint Laurent
le lac Ontario
Au moment où le soleil passe sous l’horizon
ma diffusion de Mie pleine de moucherons
le vol rasant d’un couple de colverts
je suis sur une table de bois
à rédiger un proceeding sur mon écran
notre rocher, la tente plantée en surplomb des reflets
dans le caquetis des eaux et des oies

Wellesley Island State Park, juin 2024

Au bureau, au bord d’un Finger Lake, avec des lucioles

On est quand même parti en vacances, en mode freestyle, rassemblé des affaires de camping en une soirée, tranquillement et dans une efficacité incitée par l’épuisement, la nécessité et l’envie d’être sur des routes vertes et interminables – à réfléchir à des problèmes physiques – en écoutant Bashung.

Le plaisir idyllique de chatter avec un collègue et de dessiner des courbes sur une feuille quadrillée au bord d’un lac, pendant que le soleil s’enfonce derrière une montagne. La petite brise qui fait bouger ma robe, je redescends les manches du chemisier en lin qui m’habille, et quand le monde s’obscurcit, les lucioles pulsent.

P. dit : « Si on mettait des antennes, on pourrait peut-être les détecter comme des transitoires. » Il rentre se coucher avec les enfants dans la tente. Je continue à tracer des figures.

Un peu plus tôt, un vieux d’une caravane est venu me faire la leçon : « Vous êtes sur votre téléphone alors que le soleil rougit sur le lac, profitez de vos enfants, tout ça passe en un clin d’oeil. » [Puis je ne sais quels compliments sur ma robe et mon allure – bref.]

Eh bien, si vous saviez comme je profite exactement de la vie, du coucher du soleil, des lucioles (de mes enfants probablement pas, mais j’ai fait la paix avec ça, et je crois qu’eux aussi), des nuages d’étoiles dans le ciel – lorsque comme maintenant, je fais dans ce cadre ce qui me plaît : de la physique et de la prose. Chacun sa façon de s’approprier le monde, le parfum de l’air et la déclinaison des couleurs. Voici la mienne ; et je ne la changerai pas, merci bien.

Son : Alain Bashung, Tant de nuits, in Bleu Pétrole, 2007. Un des albums tardifs de Bashung, mes préférés, surprenant et puissant.

Carte des Finger Lakes, extrait de la carte de l’État de New York, Black’s Atlas, Ed. 1867

Boréale

22h30. Je découvre les nouvelles. Je bondis hors de mon lit où, en pyjama, je m’étais installée pour écrire quelques lignes de mon chapitre. Nous réveillons les enfants, leur enfilons un pull, leur doudoune, les embarquons dans la voiture ; au matin, A. me dit qu’il a rêvé qu’on était partis à la chasse aux aurores boréales, que nous avions roulé longtemps dans la nuit, dans les forêts et les montagnes.

Les nuages blanchissent le ciel, illuminé à l’horizon par notre petite ville universitaire. Il pleut par intermittence. Ce serait un miracle que nous voyions quoi que ce soit.

Mais les miracles, ça nous connaît, P. et moi. Alors, lorsque j’applique mon iPhone sur l’obscurité, vers la trouée entre les arbres, au nord, sur notre crête, les photons violets emplissent mon écran.

J., à qui j’envoie mes quelques prises, me parle de Rothko et du mystère de mes images, ce qui finit de les sublimer. Ce qu’elles contiennent, surtout, c’est ma surprise au moment de leur révélation. Elle n’ont aucune qualité, je n’ai même pas cherché à les stabiliser, mais l’étonnement imprimé est leur intérêt.

Dans la voiture, ensuite, alors que nous roulions sans succès à la recherche d’une éclaircie, je faisais remarquer à P. que ça faisait un sacré paquet de photons tout ça, pour que ça diffuse, même à travers les nuages, et que ça emplisse la surface minuscule qu’est le capteur de mon iPhone. « Alors que nous, on cherche à détecter 3 neutrinos de ultra-haute énergie. Et même un seul, ce serait la folie. »

Son : Peter Gregson, Time, in Touch, 2015

Aurores boréales en Pennsylvanie, 10 mai 2024 © Electre