Go ahead and write

Ensuite, j’ai Andromeda au téléphone. Elle pensait que je voulais lui demander conseil sur les postes de direction de laboratoire qui continuent à me poursuivre. Je lui balance tout en cinq minutes chrono : en fait non, trois milliards de choses se sont passées cette année […] Et je t’appelle parce que je suis face à un gros dilemme avec mon livre : profiter de cette incroyable plateforme pour conter les injustices et risquer de me faire lyncher par la communauté, ou bien me taire ?

Sa réponse : « You are a writer. So go ahead and write. You are not going to write the boring stuff. Some people are going to be upset, but that’s inevitable. I guess that’s part of writing. »

Puis nous parlons deux heures. Des grandes opportunités qui se présentent à elle. De son projet de détection de neutrinos. Du mien. Des gens cons. Des gens bien. Je lui avoue que face aux difficultés politiques, j’ai toujours cette démarche de me demander : « Qu’aurait fait Andromeda à ma place ? » Elle m’enjoint, en écho à N., à K., de mettre mon écriture au service de notre métier, et de raconter nos vies folles. Puis à la fin : « You are always full of surprises. Thank you for being yourself. » De quoi être tout à la fois émue, débordée, impostrice, et me promettre de tout faire pour essayer d’être à la hauteur.

Spooky and happy

J’aimerais que mes journées soient toutes de cette lueur. Pleines de perspectives scientifiques, résumées simplement par O. : « C’est cool comme moment ! ». Pleines de ce fil vert avec L. qui donne de la profondeur et le sourire à chaque fois que j’ouvre mon téléphone. Pleines de musique. A. a enfin ce déclic postural cet après-midi, avec sa prof de piano ; ses coudes se détendent, et le ruban de notes qui en découle fait couler le ruban d’eau sur ma peau. C’est un étrange privilège d’assister à la transformation d’un morceau et de son fils dans la musique, voir en lui croître la technique comme un champignon, le voir habiter son jeu, prendre de l’ampleur et de la pertinence – et Bach passer du labeur au chatoiement complexe et délicat. Pour changer drastiquement d’époque, dans la voiture, au retour, nous hurlons tous les trois sur les feux d’artifices de Katy Perry. Je prépare un stew de poule, K. termine sa rédaction illustrée de japonais, A. ses exercices de français. Puis la nuit tombée, ils se déguisent en gentleman-vampire et en mignon-sorcier et nous allons trick-or-treat-er, faire la tournée des maisons alentours décorées de bougies-pumpkins, les pieds pris dans les feuilles. Plus tard avec P., regarder Omar Sy enfiler son dernier déguisement, et de ses yeux pétillants, incarner mon héros d’adolescente. Enfin aux petites heures indécentes, ce merveilleux exercice : me passer et repasser une vingtaine de fois la plus belle scène de l’histoire du cinéma, l’or, la magie et la finesse sur les quais de la Seine, pour faire accréter et jaillir des astres dans mon nouveau chapitre.

Formidables rebonds

Trois heures de discussion science et stratégie avec O. Il me raconte la campagne sur le terrain en Chine d’où il revient avec cet enthousiasme que j’aime chez lui, qui empourpre ses pommettes. Trois heures d’intelligence politique et humaine, d’écoute de part et d’autre, de convergence ; nos objectifs bien clairs et la construction des étapes, les pièces de puzzle que l’on pose, retire et échange jusqu’à trouver celle qui s’emboîte parfaitement. Les idées qui rebondissent et s’étoffent entre nos deux visages pixelisés. Mes inquiétudes et mes propositions béton, son assurance et les éléments constructifs qu’il rajoute. À la fin, la direction à prendre est d’une grande limpidité. Collaborer, c’est exactement comme ça que ça doit se passer. Trois heures qui ouvrent grand la porte de la prison imaginaire où je tournais en rond ; et c’est reparti !

Campagne sur le terrain du prototype de G., désert de Gobi, oct. 2023, F.M. tous droits réservés.

UDel

À UDel, le campus et les ruelles de la ville qui l’abrite ont le charme de la Côte Est. F. m’accueille généreusement avec son fort accent allemand, sa bonhomie et son expertise radio. Son équipe a l’air si heureuse. Les doctorants du département à qui je fais longuement la conversation ont l’air si heureux. Je me sens très habitée quand je donne mon colloquium et que je présente cette photo d’antenne dans le désert de Gobi dans le couchant, qui date de la veille. Mais aussi quand je présente des résultats pionniers de modélisation de signaux radio dont j’ai eu l’intuition. Le soir, F. et son équipe m’emmènent dans un bar tout en bois et en briques, déguster des burgers, et continuer à parler science et vie. Très naturellement, nous dégainons nos macbooks parmi les bols de frites et comparons les spectres que nous mesurons en Argentine. Dans cette discussion technique pointue que je n’aurais jamais pensé pouvoir tenir il y a encore quelques mois, j’ai une joie secrète à ce que F. me parle comme si, comme lui, j’avais passé ma carrière à faire de la radio-détection. Tout ça, c’est aussi grâce à P. qui est entré dans une frénésie d’épluchage de données, et qui comme dirait O. « abat un boulot de malade pour la collaboration », produisant une panoplie de codes d’analyse, avec lesquels j’ai aussi pu jouer. Je dis : ce projet, c’est une drôle d’histoire de famille.

Mission sur le terrain oct. 2023 : antenne du prototype de G. dans le désert de Gobi au couchant. F.M. tous droits réservés.

Fall leaves

Nous fuyons la ferme transformée en Disneyland boueux pour le week-end (tours en tracteur, tunnel de foin, corn maze, toutes d’excellentes idées s’il n’y avait pas une queue monstrueuse d’américain.e.s habillé.e.s en jogging avec leur marmaille hurlante, et une odeur à vomir de baraque à frites).

Nous roulons dans la forêt : toujours ce curieux contraste entre le gris intemporel et les colonnes de couleurs vives qui vont vers le ciel. Au son de Sufjan Stevens, je songe –

à N.おばあちゃん. Qui flotte autour de moi, dans l’espace et le temps, puisqu’elle n’a plus à obéir à la physique quantique. J’ai eu la chance de grandir portée par ces certitudes-là. Ces personnes qui sont certaines, quoi que vous fassiez, que vous êtes la plus formidable, que vous ferez le plus beau métier du monde, que votre mari est parfait et vos enfants magnifiques. Cette personne qui vous a toujours dit : « Tu es ma première petite fille, » avec une telle fierté dans le regard. Ça aide, n’est-ce pas, ensuite, à être une fille de fromagers et obtenir tout ce que je veux.

Dans les chemins forestiers, je dis à A. une phrase très simple, et il partage ma peine, la transforme en ses larmes. Il est surprenant, épuisant, horripilant, et surprenant, si intense et émouvant. Surprenant encore, ce soir, lorsqu’il se met au piano avec son cahier où il a noté quelques phrases musicales. Quand il les joue, il est au désespoir : « Je n’arrive plus à composer quelque chose de beau. »

Je lui dis toutes les banalités qui me passent par l’esprit : la création, l’inspiration, ça ne se commande pas, ça va, ça vient. Mais il faut toujours garder de la place pour qu’elle puisse surgir, se rendre disponible pour ce moment. C’est beaucoup de joie et aussi de la souffrance. Mais ton envie de partage, ton envie de sortir ces choses qui t’habitent, c’est ça qui te rend spécial et artiste.

Il y a ces 5% de ma vie maternelle où je suis persuadée que je ne me suis pas trompée.

Bande originale : Sufjan Stevens, Death with Dignity, in Carrie and Lowell, 2015.

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.

La vie comme un roman (2) – esthétique de la rencontre

D’abord, je remarque l’armoire du Collège de France, en entrant à gauche dans son bureau. Ensuite, quelque chose de pertinent et d’agréable dans le dialogue. Lui, c’est le directeur technique du laboratoire qu’on me propose de diriger. Il avait étudié mon CV et le projet G. assez en détail pour que la discussion soit fluide et les perspectives appétissantes. Je note d’emblée que nous partageons une quête scientifique commune, un entichement pour Andromeda – et un goût pour les vieilles armoires en bois. Il m’explique l’équipe de soixante ingénieurs et techniciens qu’il dirige et je noircis deux pages de notes.

D’où exactement je lui révèle ce qui me plaît dans le genre de poste : les jeux stratégiques et le sentiment d’exister par utilité pour la communauté, et puis l’impossible décryptage des signes lorsqu’ils se répètent, je ne sais pas. D’où il me confie qu’il a le même âge que moi, qu’il s’est posé des questions similaires au moment de sa prise de poste il y a six mois, des choses un peu plus personnelles aussi – ses parents, son éducation –, je ne sais pas non plus.

Mais ensuite il dit : « En fait j’écris des livres et je ne savais pas si ce serait compatible, » et c’est une sorte de fin et de début de tout.

Laborieusement, je tente une échappée vers la réalité :
« Des livres de science ? »
Il s’agit forcément de livres de science, engoncés dans de la méthode scientifique, sans poésie, avec de longues pages de schémas et de pédagogie. Mais non :
« Des livres pour enfants. Des romans. Là je viens de signer chez Actes Sud. »

C’est le moment où l’étrangeté et l’éblouissement sont à leur summum, comme s’ils avaient convergé à cet étage impersonnel de la fac, dans ce laboratoire dont je viens explorer les contours ; je m’étais arrêtée depuis un certain temps de prendre des notes, mon macbook reposait sur mes genoux, sur ma robe bleu marine de potentielle directrice, et mes doigts levés sur le clavier ont un hoquet.

J’avoue dans un souffle :
« En fait, c’est ça ma vraie crise existentielle. Je ne sais pas si je peux prendre la direction de ce laboratoire parce que j’écris des livres. »

Nous avions chacun des obligations à l’heure du déjeuner et nous étions tous les deux en retard. Nous sortons de son bureau sonnés – c’est son terme. Plus tard, lorsque nous échangeons des messages pour convenir d’un dîner pour continuer la conversation, il y a un point virgule dans sa première phrase.

Un été pas Instagram

À la Belle Hortense, devant notre plateau de charcuteries, A. me dit qu’à la lecture de ce carnet, on dirait que tout va pour le mieux, un peu comme des billets Instagram « Regardez comme c’est beau là où je suis, comme mes enfants sont géniaux, comme je fais des choses intéressantes et que je suis heureuse, » caricature-t-il.

Il est vrai que j’ai tendance à me servir de l’écriture pour transformer les moments vécus, y compris pourris. C’est un de ses intérêts, n’est-ce pas, de sublimer, d’esthétiser. De prendre les journées harassantes du quotidien et d’en faire un poème. C’est une façon de me dire que je vis pour quelque chose – pour un poème ?

Mais si vous [vous, lecteurs de ces pages, que je remercie] voulez savoir, non, je n’ai pas passé un été idyllique à poster sur Instagram. J’ai passé mon été terriblement isolée, à chercher un sens à tout ce que je faisais et tout ce qui m’entourait, à assister impuissante à l’étiolement de choses chères, à me demander ce que je voulais et pouvais faire de ma vie, lorsque des signes professionnels et personnels se répétaient et se contredisaient et que je ne savais pas concrètement si j’avais une quelconque place dans le monde des lettres. J’ai passé mon été terrifiée des vertiges du passé et du futur, terrifiée de mon écriture, terrifiée des chemins que j’avais envie de prendre et que je n’avais pas pris à 13 ans, à 15 ans, à 18, 21, 30 ans. J’ai passé l’été dans la solitude de mon cerveau à l’ombre de grands arbres et en compagnie de livres, de musiques, de la voix de ma sœur qui patiemment m’écoutait toujours conclure par So what?

L’été se termine, je suis entre parenthèses à Paris, et enfin je me décide à arrêter de souffrir, à arrêter les questions sans dimension, et à me confronter aux réponses concrètes. Je peux me le permettre, j’ai écrit la moitié de mon livre.

Alors quand mon éditeur me répond en ouvrant grand la porte de sa maison d’édition et me propose de m’accompagner pour un roman, il est temps de clore cette grande crise de la quarantaine. Je ne retourne pas au couvent de la physique, je n’ai pas à accepter les belles opportunités de carrières qui se présentent à répétition comme des appels. La science n’est plus un couvent mais un équilibre. Il n’y a plus de questions ouvertes, il n’y a plus qu’à créer, naviguer intelligemment dans mes trois vies, mes trois constructions : la science, l’écriture, la famille.

Caltrans, 4-level interchange, Los Angeles

L’espoir

Mon premier réflexe par pudeur est de ne jamais livrer ici les réalités humaines, les véritables évènements de la vie. Et puis je me dis malgré tout : si je ne l’écris pas, si je ne pose pas ici la mémoire et les moments qui m’habitent encore, à quoi sert mon écriture ?

Je pense à Chandrasekhar qui est allé à son premier grand entretien avec Eddington le lendemain de la mort de sa mère, vide et dans une tristesse infinie, loin d’elle et de toute sa famille restée à Madras. Les berges du Cam. Les pelouses de Trinity College. Dans une mesure différente, je me rends chez mon éditeur, à un rendez-vous où je compte lui poser une question cruciale, deux heures après la mort de ma grand-mère.

Parfois, c’est très simple, cette tristesse de la perte. Au Japon, on a ces phrases intraduisibles pour accueillir les souvenirs apaisés, dire que cela devait arriver, que c’est ainsi, et se tourner vers l’avenir. Énoncer les petites choses qui ont rendu ce moment plus facile même dans la douleur, et dire une forme de gratitude à la chance, à la vie. On n’entasse pas le malheur, on le brosse avec la conscience des morts qui continuent à vivre en nous, et la lueur que cela nous procure.

En avril dernier, j’ai revu ma grand-mère à Tokyo. Je n’y étais pas retournée depuis quatre ans, covid oblige. À quatre-vingt quinze ans, comme pour les jeunes enfants, c’est une éternité. On m’avait dit qu’elle ne réagirait pas, qu’elle serait absente. Mais elle m’a vue et elle s’est illuminée. Elle a écouté A. jouer du piano tout en secouant ses doigts en rythme, agité la peluche que K. lui avait apportée comme une marionnette. Elle souriait, elle nous voyait. J’avais pleuré longuement en sortant de la maison de retraite, sous les longues grappes de glycine parfumées, dans le soleil, je pleurais d’une sorte de joie, je pense. D’avoir reçu, d’avoir donné. C’est pourtant vrai que c’est tout ce qui fait sens dans cette vie.

Mon éditeur est la première personne à qui je parle, après avoir eu la nouvelle. Il me sert un verre d’eau et la douceur de ses mots. Il dit de mon chapitre sur Chandrasekhar : bravo ! Ensuite, je prends une grande respiration et lui pose ma question.

Il dit : je ne vois pas d’obstacle dans cette Maison d’édition. Je veux bien t’accompagner, même, s’il y a un peu de science dedans, et si tu es d’accord. J’écarquille les yeux : pour un roman ? Et lui : Oui, et tu te feras aussi aider par des éditeurs littérature bien sûr. Au final c’est ton choix : il faut te demander ce que tu as envie de faire. Si tu as envie d’écrire, il faut foncer. Il termine par des phrases dont je ne me rappelle plus le déroulé exact, j’ai eu un black-out : une histoire de talent qu’il serait dommage de gâcher – et « je te dis ça simplement, sans volonté aucune de t’envoyer des fleurs ». Je n’ai rien d’autre que ma spontanéité à lui proposer en réponse : « tu sais que quand je vais sortir d’ici, je vais pleurer ! ». J’énonce, raconte des choses, des choix, des vieux rêves dans une sorte de flot vaguement maîtrisé. Il me sourit de ses yeux bleus. Je ne comprendrai jamais pourquoi toujours avec lui tout est simple.

Il me raccompagne à l’entrée, c’est l’heure du déjeuner, ça circule beaucoup, je croise un grand auteur connu en train de signer ses piles de livres. À la porte, mon éditeur me présente à une femme élégante. La directrice, me dit-il. Et à elle : « Voici Aile Ectre. Elle est en train d’écrire le livre dont je te parlais sur ***. » Elle me sourit, me sert la main chaleureusement : « Bienvenue dans la Maison. » Puis : « Alors, ça va être un livre un peu angoissant ? » Je réponds : « Oh non, au contraire, ça va être plein d’espoir. »

Chandra transatlantique

Kameshwar C. Wali, Chandra, a biography of S. Chandrasekhar

Mon éditeur me dit : « Cette histoire de Chandrasekhar sur son bateau qui construit sa théorie, tu devrais la développer, t’en servir comme trame. » Je fais la grimace : c’est re-sucé, bateau (justement), tout le monde la connaît ! Il me répond que c’est la première fois qu’il en entend parler, et qu’il n’a vu en ligne qu’une seule biographie traduite en français. Tout en moi se tend contre la suggestion et je me bats : je ne connais rien à Chandra, alors que tant de vivants l’ont connu. Je vais me faire lyncher si j’en fais un personnage… et j’ai secrètement la flemme de faire de la biblio en plus pour comprendre cet épisode d’Histoire des sciences, alors que j’ai bien assez à lire avec mes histoires de masses stellaires…

Mais l’idée fait son chemin malgré tout, parce qu’il faut croire que j’ai fini par acquérir un peu de cette qualité dont mes parents disaient toujours qu’elle manquait cruellement à mon répertoire : 素直 (sunao), terme intraduisible littéralement (non, ça ne veut dire ni docile, ni obéissant, c’est beaucoup plus fin). Je pense que le plus proche serait : « à l’écoute ». Avec le temps, j’ai fini par comprendre qu’à la position où je suis, je peux me permettre, et je dois même toujours d’abord écouter, faire le tri dans mon cerveau, puis prendre une décision en fonction. (Je n’y arrive pas toujours…)

Et puis, dès mon premier jour à Paris, je suis allée chercher les romans de Jérôme Attal que j’avais commandés en librairie, et La petite sonneuse de cloches traite de Chateaubriand (encore et toujours ces coïncidences : j’adore me promener dans la maison de Chateaubriand juste à côté de chez moi, le quartier favori de l’auteur est le même que le mien – je me promenais encore aujourd’hui sur ma place de Furstemberg en me demandant si je n’allais pas le croiser)… Écrire, me dis-je, c’est aussi se sortir les doigts et faire de la bibliographie !

La bio de Chandrasekhar est publiée sous Chicago University Press et coûte la modique somme de $37. Et je la veux maintenant, dimanche soir à 23h. Googlebooks ne permet la consultation que des 66 premières pages, et Chandra n’a pas encore embarqué dans son bateau. Je cherche partout un pdf qui traîne illégalement, peut-être que la bibliothèque de mon institut l’a en catalogue, ou alors celle de l’Observatoire de Paris. Prise d’inspiration, je regarde dans le catalogue de mon université pennsylvanienne. Bingo ! Le livre est non seulement disponible, mais la bibliothèque de physique est ouverte le dimanche après-midi… Or avec le décalage horaire, à 23h à Paris un dimanche, il est encore 17h là-bas. C’est P., vaillant chercheur-historien-des-sciences sur le terrain qui va le dénicher expressément, parce que, vous comprenez, l’écriture n’attend pas. Il traîne les garçons, dont un qui hurle à la mort, se procure la bête, et m’écrit Victoire. Il m’envoie la photo des pages qui me manquaient.

Ce que j’y lis est incroyable. Tout ce qui était bancal dans mon chapitre va trouver sa place. Ce qui est dit est si beau que j’en ai les larmes aux yeux. Ça aurait été dommage de me priver de tels ingrédients. Quelle aventure et quelle ivresse, l’écriture d’un livre.