C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018

La magie de Jim

James Watson Cronin. University of Chicago

J’ai passé mes trois dernières nuits en compagnie de Jim Cronin. C’était doux de butiner de témoignage en article, et retrouver au fil des pages, en noir et blanc ou en couleurs passées son regard doux, un peu surpris, sa bouille de joli garçon chicagoan.

Jim de son vivant me grandissait et m’apaisait par sa simple présence, avec son écoute généreuse et ses paroles modestes, toujours ponctuées de ses doigts joints. Jim n’est plus, mais dans ces heures silencieuses de la nuit, je relisais ses histoires sur Bagnères de Bigorre et j’avais le sentiment de l’entendre, je le déposais dans mes pages à moi, avec ses longues jambes et son amour pour la France, et il donnait tout son sens à mon chapitre ; il le grandissait et l’apaisait.

Je disais à P. que c’était probablement présomptueux de ma part de faire son portrait dans mon livre, alors que je le connaissais si peu. Mais peut-être que c’est ça aussi, le miracle de l’écriture : d’avoir le droit, à partir d’une esquisse, de développer un personnage, de le laisser deviner, d’offrir en partage mon vécu de Jim.

C’était le chapitre le plus facile que j’aie écrit jusqu’à présent. Le plus apaisé. Je parlais de rayons cosmiques, et le fait d’avoir tout le bagage scientifique facilitait grandement l’ensemble. Mais je pense que c’était surtout la magie de Jim. C’est beau, ce domaine, ce métier, où l’on rencontre de belles âmes qui nous construisent par effleurement, qui nous habitent pour des années, même lorsqu’elles se sont envolées.

Être neutrino

Les neutrinos sont des particules subatomiques neutres comme leur nom l’indique, avec une masse près de 10 milliards de fois moindre que celle des protons. Ils interagissent très peu, donc traversent quasiment tout. À chaque seconde de votre vie sur Terre, 50 à 100 mille milliards de neutrinos produits par le soleil passent dans votre corps. Il faudrait cependant que vous viviez cent ans pour qu’un neutrino interagisse avec vous.

Au moment où je me rassemble et reprends un regard semi-lucide sur la réalité, je me rappelle que je suis exactement cette particule que je cherche à détecter avec mes 200 mille antennes dans les déserts – de Gobi, d’Argentine et d’ailleurs.

Je passe, entre les gens, les vies, les géographies, j’oscille parfois et change de saveur, mais au final : je n’interagis avec rien, je ne suis jamais que de passage.

Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain avec O. et M.
Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain de mesures de bruit de fond radio avec O. et M. (avril 2022).

Rassemblement

Mon crumble cuit dans le four. Enveloppée de ce parfum rassurant de beurre, de farine et de sucre qui se solidifient, il y a quelque chose qui se des-émiette en moi, i.e., ça se rassemble.

Parmi une liste de lectures recommandées par Jérôme Attal, je trouve – Brautigan évidemment ! – et The Secret History de Donna Tartt, que je m’empresse d’aller emprunter à la bibliothèque. Il faut croire que je suis toujours dans ce puits de potentiel où tout conspire à résonner avec moi. Les premières pages me transportent dans un College Town centenaire du Vermont (État quasi-voisin de la Pennsylvanie), et le sombre héros suit des cours de Grec ancien, si bien que je me retrouve à lire Clytemnestre tuant Agamemnon, Oreste, les Érinyes qui rendent fou, et des pages entières sur la recherche du sublime par les Grecs…

And how did they drive people mad? They turned up the volume of the inner monologue, magnified qualities already present to great excess, made people so much themselves that they couldn’t stand it.

— Donna Tartt, The Secret History, 1992 (à propos des Érinyes).

Hier soir, en cherchant une citation de Sei Shônagon, je tombe avec stupéfaction sur des poèmes publiés de R., mon premier mentor d’écriture, celui qui, dès le collège, a été le premier à me dire de cesser de dégouliner. Il m’a lue avec tant de patience, m’a encouragée à écrire, a cherché à m’emmener vers la modernité et l’épurement, alors que tout dans l’enseignement du Français à l’époque était classique, académique et réglementé. J’étais obtuse, romantique, empêtrée dans ce classicisme et le besoin de baver sans retenue. Je ne l’ai jamais assez écouté, et voilà où j’en suis maintenant, à baver encore sur ces pages…

Mais quand je le contacte – parce que, trip down Memory Lane, quarante ans, personnes qui ont changé ma vie, besoin de dégouliner ma reconnaissance toujours etc. etc. – il m’écrit : « Electre, tu es presque inchangée, tu détiens les secrets des étoiles permanentes. » De quoi rentrer ma tête dans le sable… et aussi me nourrir pendant les dix prochaines semaines.

Et puis il y a S., qui m’offre le partage des sons et des lumières de ses journées dans une simplicité et élégance touchantes. Quand je lui révèle que j’ai un peu de mal à comprendre ce que c’est que « moi-même » en ce moment, il rétorque tranquillement : « Ce n’est pas grave, les autres sont là pour te comprendre. »

Enfin, en direct de Malargüe, Argentine, C., le prof néerlandais-expérimentateur-pilier-de-G., qui m’envoie les photos de ses steaks argentins et autres parillas. Je lui réponds invariablement : « IHYC » (I Hate You C.) et il me répond avec amour : « ILYE ». Ils ont réussi à installer les dix antennes du prototype, huit sont en fonctionnement et prennent des données.

Avec tout ça, il serait grand temps de me rassembler et de continuer à construire.

Épilobes cérébraux

Sous le grand soleil – précaire –, il était clair que le Maine est une sorte de Suède à grande échelle. Alpin, mais plat : les plumeaux roses des épilobes, les bouleaux qui se défroquent de leur écorce et les aiguilles de pins entre lesquels poussent les cèpes ; les étendues de myrtilles à perte de vue, avec des barquettes vendues à $5 la pound dans des cahutes au bord des routes, en même temps que des fioles de maple sirup, du jerky et des fudges au peanut butter.

Notre tente étant trop légère pour supporter la tornade qui allait s’abattre sur la côte Est, P. a roulé quatorze heures quasiment d’une traite pour revenir dans nos forêts. (Je dis « nos » comme si en deux semaines, nous nous étions approprié la Pennsylvanie.)

Aux petites heures de la nuit, j’émerge de mon sommeil dans le bourdonnement de l’autoroute, les phares dans le noir et la vitesse, au son de Dave Brubeck qui l’accompagne souvent. J’interroge :

« Tu penses à quoi quand tu conduis comme ça dans la nuit ? 
– Que j’aimerais bien arriver bientôt.
– Nan mais tu penses à quoi ?
– Bah je sais pas, je pense pas trop. Enfin, j’imagine que je pense. J’écoute la musique.
– Ça doit être reposant d’être dans un cerveau comme le tien. Je pense tout le temps. Dès que je suis toute seule avec moi-même, je pense. À des milliards de choses à la fois. Ça ne s’arrête jamais. »

Johann Georg Sturm (peintre : Jacob Sturm), Epilobium alsinifolium, in Deutschlands Flora in Abbildungen, 1796.

The best is yet to come (?)

Peut-être de ceci : de ce moment où je tiens la petite main de K. au couchant, que nous parcourons les coussins de pins et de mousses dans la zébrure encore chaude du jour, quand nous débouchons sur un rocher d’entre les arbres, écrasant quelques myrtilles au passage et des moustiques aussi contre nos bras, ce moment de surplomb et de lumière dans les yeux, les couleurs primaires, le pas enfantin de K., et son sourire à pleines joues, dans le partage et dans la caméra, quand je lui dis : viens, on va faire un selfie. 

Bande originale : Stacey Kent, The best is yet to come, 2003.

Cobscook Bay

La langue d’eau rose qui tire entre les terres, au moment de planter notre tente. Le silence et l’étrangeté en mon sein. J’attends qu’un élan vienne boire son eau, c’est un vol de canards sauvages en V qui passe. J’ai mis un certain temps à capturer la différence de ce paysage avec les lacs européens. Ici les arbres sont au ras de l’eau et leur reflet croise la verticalité aux lignes horizontales des incursions de la mer. 

Sérendipité

Sur le Pink Lady au départ de Boothbay Harbor, les phares flottent entre l’eau et le ciel, les lampées de terre verte comme déposées au pinceau. K. dit qu’il a vu la queue d’un purpoise – K. voit toujours beaucoup de choses : des bouts de singe, de biches, de serpents, avec sérieux et conviction, ses cinq ans et son ciré jaune. 

Je repense à cette page argentine que je n’ai jamais écrite – époque asséchée, road trip en famille greffée à une mission sur le terrain, chaque neurone pris par la bataille contre ceux de A. 

Avril 2022 sur la péninsule de Valdes, lorsque nous parcourions l’île de bout en bout au couchant pour aller jusqu’à Punta Delgado, s’approvisionner en alfajores faits maison, les meilleurs de toute l’Argentine.

À Punta Norte à l’aube, les orques sont venues. D’abord loin dans le brillant de la mer, on les voyait respirer et souffler leur eau. Graduellement elles se sont rapprochées, venant se nourrir du banc de phoques à nos pieds, elles venaient pratiquer leur technique de chasse par échouement, se jetant avec les vagues sur le sable, dans un tango silencieux, au rythme des éléments. Nous étions quasi-seuls sur une butte surplombant la plage, à regarder ces fuseaux noirs et blancs luire hors de l’eau. J’étais asséchée, certes, mais rarement ai-je été aussi bouleversée.

Alors que notre bateau file devant le Carousel Marina, je me dis : les orques, les baleines, c’est comme le ciel transitoire, la sérendipité des supernovae, des événements violents, rares et imprédictibles que l’on attend, et qu’on attrape au moment venu si l’on est prêt pour la joie.

Je pense à G., et la nécessité de construire notre instrument : se préparer avec ambition, avec intelligence à accueillir le bouleversement. Je repense, avant ces vacances-là au Nord de la Patagonie, aux centaines de kilomètres parcourus dans la pampa avec M. et O. à cartographier le bruit radio entre les sillons des Andes

À cet instant précis, entre deux phares et ses eaux noires, les maisons de bois qu’on pourrait croire suédoises s’il n’y avait le drapeau américain, surgit un message de O. dans mon téléphone : « Une pensée pour toi alors que j’embarque pour Buenos Aires. » (O. part travailler sur le prototype argentin de GRAND.) Je suis surprise sans l’être. 

L’échange qui s’ensuit avec O., lui à CDG, moi sur le Pink Lady qui tangue, serrant K. et son ciré contre moi, O. et ses réponses sans détours, avec ses sentiments francs et cette tendresse assumée, m’emplit plus qu’un livre, plus que tous mes mirages, car de cette réalité, nous construirons un vrai projet et nous ferons ensemble cette chasse au ciel transitoire. 

O. conclut : « Je pense beaucoup à toi. On est connectés. » et moi : « On le savait déjà. »

Absolue ou pas

J’imagine qu’il faudrait reprendre ce billet commencé avant la translation transatlantique.

Le nœud formidable dans lequel le passage à la quarantaine m’a plongée : convergences de rencontres, de projets, de géographies, et toutes en métamorphoses, posent finalement une seule question essentielle.

Celle de l’être.

D’essentielle à existentielle, il n’y a que quelques lettres à métamorphoser.

Bien avant de vouloir devenir astrophysicienne, je voulais devenir écrivain. Malgré tout, très tôt j’ai fait le choix de la science. L’écriture ? Trop périlleux et pas assez sérieux (parce que l’astrophysique, c’est sérieux – il y a de quoi rire). Mais la thématique est récurrente en ces pages. Dès le début de ce blog, on s’interrogeait ; à Chicago aussi, etc. etc. Peut-être ai-je un peu plus d’éléments aujourd’hui. Et il me semble – peut-être à tort – que la question ne se pose pas exactement dans les mêmes termes.

Écrire ?

Toutes ces années je me suis définie comme l’astrophysicienne et la mère de famille. Toutes ces années je me suis targuée cependant d’être une chercheuse différente (car mauvaise physicienne ?). Et comme le disait le type à santiags l’autre jour en passant, nos collègues qui écrivent de la vulgarisation ne font plus de science, et j’acquiesce.

« Tu es absolue ou tu n’es pas, » m’écrivait joliment quelqu’un… Plus modestement, je ne peux me contenter d’être astrophysicienne sans faire de science, ni d’écrire de vulgaires livres scientifiques.

Eluard, illustré par Chagall

Je ne peux que continuer à mener G., et pire, il faut maintenant que je mette les mains dans le cambouis des données, sinon je n’arriverai plus à me regarder en face. Je ne peux pas être une leadeuse planant à mille lieux de la réalité sale. Et nous ouvrirons notre nouvelle fenêtre sur l’Univers. Parce que soif d’absolu. Si j’écris, il faut écrire à une dimension autre que du plan-plan scientifique. J’ai des envies et des visions, que probablement je n’arriverai pas à mettre à exécution cette fois-ci, faute de temps, de talent. Mais… ? Et l’épouse, la mère dans tout cela ? Peut-on gratter des spectres fréquentiels, composer des chapitres, et en même temps chanter Summertime au moment du coucher et remplir le frigo ? Peut-on être disponible à tout ? Puis-je être disponible à tout et surtout à tous ? Disponible à moi-même ?

Qui suis-je et que serai-je lorsque j’aurai achevé cette métamorphose ?

Eluard, pour donner mots à toutes ces motions :

Notre Mouvement

Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d’air à midi la nuit le filtre et l’use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous
Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double
Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but
Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s’animant dans les murs pourrissants
Les rendez-vous donnés aux formes insensées
À la chair ingénieuse aux aveugles voyants
Les rendez-vous donnés par la face au profil
Par la souffrance à la santé par la lumière
À la forêt par la montagne à la vallée
Par la mine à la fleur par la perle au soleil
Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites

— Paul Eluard, Le dur désir de durer, 1946.

Images : Paul Eluard, illustrations lithographie/stencil par Marc Chagall, Le dur désir de durer, Ed. Bordas, Paris, 1950.