Mogao

Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.

Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).

Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.

Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.

Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.

Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.

Grottes de Mogao, nov. 2024
Grotte de Mogao, cave 17, nov. 2024

Mingsha Shan

C’est Disneyland, je me suis dit au pied des dunes, naviguant entre les flots de touristes déguisés en danseuses chinoises pour les photos, les balades en dos de chameau et les luges, sans compter les horribles sur-chaussures orange fluo pour éviter le sable dans ses baskets.

Comme si on venait grimper dans les dunes pour rester immaculé.

J’essayais de ne voir que cette ligne de crête parfaite tracée par le vent et la mécanique des fluides, ligne parfaite écrite par la lumière qui pose la limite du clair et de l’obscur.

À la lumière rasante, j’ai monté cette longue échelle de corde dans le sable fin. Je m’attaquais – je l’ai su plus tard – à la pente la plus raide, alors le chemin était vide, et je n’étais pas fourmi dans ces autres files à pattes orange fluo.

Mingsha Shan, oct. 2024

Ensuite, j’ai dévalé ces centaines de mètres de dénivelé d’une traite. Flottement fluide et molletonné : sans doute l’expérience terrestre se rapprochant le plus de la course dans les nuages.

Puis, comme le soir tombait et que le site se vidait, j’ai eu le Temple du Croissant de Lune pour moi toute seule. Inespérée solitude en Chine. Sur la passerelle entre les couloirs de bois et la tour, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent. Le silence soudain, loin des haut parleurs, des touristes brailleurs, des musiques irritantes, ce silence entouré de l’appel du vent, ces cliquettements de bois et les arbres dorés bruissant. Et cette porte ronde donnant sur le désert, comme une surprise.

Mingsha Shan, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent, oct. 2024
La porte donnant sur le désert, comme une surprise, oct. 2024

Dunhuang

Dans le taxi entre l’aéroport et l’hôtel, je prends dans ma cornée rayée les rangées de peupliers, cet effacement du ciel dans le vent et la poussière, les dunes de Mingsha comme un arrière-plan photographique. Les oasis, ces villes du désert ou de la pampa, leurs routes droites et leurs chiens errants, le terrain a maintenant une empreinte en moi, qui s’éveille et s’excite à son contact. À côté de moi, Pf m’explique le programme du lendemain, nous parlons astronomie chinoise et antennes large-bande-mais-compactes. Il me montre les feuilles cuivrées qui bordent notre route et m’explique : c’est la plus belle saison à Dunhuang, l’automne.

Dunhuang, oct. 2024

L’armée de play-doh

Aux visages sereins ou alors résignés ? impassibles ? Des milliers de poupées de terre cuite plus grandes que nature, et en miettes assemblées une à une, ligotées sur des civières. 

Ce premier Empereur de Chine, son tombeau kilométrique, sa rivière de mercure et ses massacres pour en garder le secret, les unifications de langue, de monnaie et de contrées, a réussi son pari d’immortalité en laissant des puzzles et des histoires pour les quatre millénaires suivants.

L’armée de terracotta, Xi’an, octobre 2024

Xi’an

« Tu dors plus jamais, toi ? » m’écrit O., en transit à Doha. Je lui réponds crânement :
« Ouais, trop mauvais pour la santé. »

Il faudrait pourtant arrêter – de ne pas dormir. J’oublie le prénom de mes collègues quotidiens, mon téléphone dans la chambre d’hôtel, mon cerveau semble atteindre ses limites.

Au petit matin, après une nuit à éditer et écrire ma proposal européenne, je sors de mon hôtel luxueux pour aller voir ce que c’est que Xi’an. Ville chinoise interminable, propre, moche, bruyante au traffic oppressant. Il fait frais et beau, avec un film diffus appliqué sur le ciel. Les vendeurs ambulants font sauter viandes et légumes, étuver des brioches ; les dames en tailleur et talons les achètent en payant avec WeChat Pay et en avalent de grosses bouchées alors qu’elles se hâtent à leur bureau.

Et les vieux balayeurs et balayeuses, dans leur travail tout aussi infini que la ville, avec leurs balais traditionnels, aux longs crins de branchages.

Xi’an au petit matin, octobre 2024

Histoires belges

Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.

Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.

À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.

Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987

Chicago Dissection – Part II

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.

Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.

Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.

Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.

Son : Pixies, Where is My Mind? in Surfer Rosa, 1988

Alexander Calder, Flamingo, 1973, sur la Federal Plaza, Chicago. Juin 2024

Carbon & Carbide

La nuit tiède de Chicago m’accueille à la sortie du concert. Je me coule dans son scintillement, la Prudential tower, Michigan Avenue… je rejoins mon ancien doctorant S. (en co-encadrement avec O.), sur un rooftop bar, tout en haut de la Carbon & Carbide Building faite de dorures centenaires. Il me suit avec enthousiasme dans mon « luxe scientifique », les cocktails et les lames de poisson translucides sur des billes de yuzu, pendant que nous constituons sa présentation de vendredi. Tout n’a pas toujours été très simple avec S. pendant sa thèse et la pandémie. Mais ce soir nous partageons les ragots et le plaisir de présenter G. au monde, et maintenant tout est si simple : la façon dont il saisit à la volée les résultats tout nouveaux que je lui mets sous le nez, la logique stratégique, les affinités humaines. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin le long du lac Michigan, jusqu’à North Avenue Beach où nous faisons des selfies avec la plus belle skyline de la ville.

J’aime comme enfin nous nous retrouvons : il n’a peur, ni de se coucher tard, ni de préparer ses transparents à la dernière minute, de présenter des analyses qu’il n’a pas faites lui-même, pour la collaboration. J’entends dans ses prises de position ma voix et celle de O. et cela me touche. Je suis émue de le voir ainsi grandi, de le voir interagir avec aisance avec tous les membres de la conférence, et être si bien intégré parmi les jeunes. Émue surtout de découvrir cette force tranquille que je ne lui connaissais pas.

C’est toujours le meilleur moment, d’observer l’envol de ceux dont on a ébauché la carrière. Vendredi, pendant son talk, O., qui suit la conférence en ligne depuis Paris, m’écrit :

« Il est bon quand même ce con.
— Ouais. Faut absolument qu’on lui trouve un poste.
— Je suis sûr qu’il en aura un. Il est trop bon et motivé pour être mis de côté. »

Ou alors c’est moi qui ai écrit la première ligne… Entre O. et moi, c’est toujours heureux, cette intelligente interchangeabilité. Et notre fierté et affection commune pour notre progéniture.

Chicago depuis North Avenue Beach, la plus belle skyline de la ville ! Juin 2024.

Nanjing — dimanche

Il fait chaud et humide, trente degrés en mai. J’ai envie de me jeter sur toute la nourriture étalée dans les rues. En haut des murailles, le silence et l’irréalité, cette juxtaposition de tuiles ondulées comme la mer – la vieille ville – et l’acier bleu des gratte-ciels, les montagnes en explosion de verdure tracent une ligne fourbe à l’horizon. Je m’attendais à des odeurs, du bruit et de la saleté. Mais tout est propre, les véhicules électriques ont éteint les grossièretés sonores, il ne reste plus que le brouhaha humain qui se perd dans l’espace. Je comprends peu au dédale géographique, à l’Histoire millénaire de la ville, aux colorations confucéennes des âmes. Une rivière verte serpente entre les façades blanches reconstituées. Je déniche un petit café bobo et m’y pose avec mes pages imprimées et un stylo.

Nanjing, mai 2024
Nanjing, mai 2024

Adriatique asiatique

Quadrillage tridimensionnel pour habiller la topographie, de tours et d’avenues droites, dans une verticalité rampante et moderne – quelle différence avec l’Amérique latine. Puis des enfilades d’îles comme des friandises, et des paquebots qui tracent leur bave blanche et courbe, les attroupements de canots touristiques autour de roches paradisiaques transperçant la nappe bleue. Vue du ciel, Hong Kong a des airs d’Adriatique asiatique.

L’Adriatique vue du ciel par Hayao Miyazaki, dans Porco Rosso, 1992